« Il savait que les pleurs viennent d’un mouvement particulier des petites glandes qui sont sous les paupières, et qui sont agitées par une procession d’atomes sortie du cœur, lorsque le cœur lui-même a été frappé par la succession d’images colorées qui se détachent de la surface du corps d’une femme aimée. Il savait que l’amour n’est causé que par le gonflement des atomes qui désirent se joindre à d’autres atomes. Il savait que la tristesse causée par la mort n’est que la pire des illusions terrestres, puisque la morte avait cessé d’être malheureuse et de souffrir, tandis que celui qui la pleurait s’affligeait de ses propres maux et songeait ténébreusement à sa propre mort. Il savait qu’il ne reste de nous aucun double simulacre pour verser des larmes sur son propre cadavre étendu à ses pieds. Mais, connaissant exactement la tristesse et l’amour et la mort, et que ce sont de vaines images lorsqu’on les contemple de l’espace calme où il faut s’enfermer, il continua de pleurer, et de désirer l’amour, et de craindre la mort. »


Je crois me souvenir que Deleuze dans ses conversations avec Claire Parnet (abécédaire) affirmait détester l’érudition paonnante, l’érudition n’étant qu’un outil au service d’une pensée et rien de plus, Deleuze dézinguait Umberto Eco par exemple… Voilà tout ça pour dire que Schwob lui était un grand érudit, qu’il faisait très bien la roue même par temps sec et que merde quoi toutes ces choses savantes étalées ne l’étaient qu’au service de la magie du texte, qu’un facteur déclenchant, mais primordial !
Schwob érudit surdoué adolescent pratique le sanscrit, l’argot du moyen âge et couramment un petit troupeau de langues mortes ou vivantes, le tout avec cette tête blême presque bizarre qui le voit échouer de hautes études (normal bidule) pour finir journaliste ! Il sera chroniqueur et critique littéraire avec tout ce qu’il sait le bougre, c’est bien vain ! Schwob sera par exemple dans ses petites activités rémunératrices le grand défenseur de Stevenson … son écrivain, son frère d’armes anglo machin avec qui il aura tellement de point commun (à l’époque et dans leurs postérités respectives)… Donc Schwob fait le zigoto dans les journaux et trainouille dans le monde littéraire ; on le voit chez les Goncourt , Gide lui tourne autour (et lui volera beaucoup), il fait la nouba blême avec Jean Lorrain et un Anglais bizarre nommé Oscar Wilde. Pourtant un peu à côté de l’accessoire Schwob poursuit un chemin plus adhérent avec lui-même. Il publie un recueil d’articles « Spicilège » où il parle de François Villon, de la coquille et en règle générale des criminels blêmes eux aussi. Il parle également et toujours beaucoup de Stevenson. La discrète machine littéraire est en route… Suivront deux trois choses avant les « Vies Imaginaires » qui devrait m’occuper (je m’égare c’est une manie) notamment un voyage dans les mers du Sud dans les traces de Stevenson (c’est une manie) et un mariage avec l’actrice Marguerite Moreno de chez Guitry vous voyez « Le Roman d’un Tricheur » la comtesse évaporée c’est elle…
Bon Dieu me tamponne, recadrons les débats ! « Les Vies imaginaires » ! Que fait Schwob de son érudition ? Et bien on dira qu’il brode… et merveilleusement ! Il est évident que même si c’est un socle cette érudition n’est qu’un prétexte, un piège où il s’immobilise avec grâce pour mieux broder... Chacun sait qu’en sortant un peu du canevas on invente, Schwob invente donc sans bouger au milieu d’un piège !
Voilà donc qu’à partir de savoirs acquis (les grecs, Defoe et de sombres Anglo-saxons…) notre ami monte une sauce où l’imaginaire est l’ingrédient décisif, contournant le vrai pour trouver la vérité de ses sujets… Empédocle, Pocahontas, Paolo Uccello et une cohorte d’imaginés merveilleux… écumeurs de routes, bandits, assassins, jeunes filles enlaidies et gentilshommes de fortune. Toutes ces vies rassemblées et évoquées dans de minces notices biographiques au style sec et coupant d’un classicisme avéré et sybarite au milieu des follets abscons symbolistes de l’époque ! Sobriété presque clinique au service de toutes ces vies évoquées… vies pleines de stupeur et de cruauté morbide, d’horreur confirmée et d’où se dégage un charme obscur… On notera une fascination pour les corps, pour les corps vivants ou… morts… pendus et déjà noirs au bout d’une corde ! Une fascination pour les étoffes qui entourent les corps chauds ou froids… garni de choses finalement assez bizarres le père Schwob … On notera également une prédilection bienveillante pour les exclus et les errants, pour cette sourde famille en dehors de la société où les individus ne valent que part aux mêmes en dehors de toute organisation sociale et de toute préoccupation matérielle, anarchisme ontologique de Marcel Schwob ! Il finira mort assez jeune en « aventurier passif » et sa descendance littéraire ne finira plus d’enfler de Borges à Pierre Michon plus récemment en passant par l’azimuté Artaud et son Uccello à lui.. Le flo Deleuzien parfois fourche et Schwob n’est pas Umberto Eco, assurément et bienheureusement…
raoulle
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le 21 oct. 2013

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