La voix des disparus

Visions hallucinées du Yddishland, soupe à l'os et gros mégots. Les rêves côtoient le réel dans cette époque contemporaine de la psychanalyse. Dans cette bonne vieille Tchéquie, un simili-Kafka aspire à un thermos pour aller au tribunal. Au moins dans les bureaux, il fera chaud. Mais la hargne des fonctionnaires. Alors, se souvenir. De la première fois qu'il a vu Růžena, de leur séparation sur un chemin boueux. C'est son tour. Montage épileptique d'une modernité insensée qui dit la quête folle d'évasion même quand tout est prison. Quand la misère noire s'étale sous ses yeux, quand la haine frontale, le mépris, l'isolement débordent de partout, il y a toujours l'espoir de trouver de l'amour. Chut! Les flocons de neige tombent. Plus rien n'existe. Le cliquetis des machines à écrire se perd dans l'infini. Les fonctionnaires marchent à tâtons. Bientôt, c'est l'évacuation. Dans la brume, un poissonnier soliloque. Il aurait voulu être acteur. Maintenant, il est prisonnier d'un rôle tragique. Les ampoules sont trop faibles. Ombres et lueurs vacillantes. Instantané d'une humanité en partance, suspendue aux départs des convois. Les visages s'émacient. L'existence s'évapore. Et les larmes coulent.

Un jour, j'ai rêvé de la forêt. Nous avions cheminé longtemps, très longtemps, Růžena et moi, dans la forêt, nous ne connaissions pas bien la route, nous n'avions de carte, mais ça nous était égal, nous marchions en riant, la forêt déboucherait bien quelque part. Mais le sentier subitement s'est perdu, la forêt s'est obscurcie, nous n'avons plus vu le soleil, l'angoisse m'a saisi qu'on ne puisse s'en sortir, j'ai jeté ma besace et me suis étendu sur la mousse. Růžena s'est penchée sur moi. Elle me reprochait quelque chose, j'avais du mal à la comprendre, elle parlait de marmites et de brocs, je ne me souvenais d'aucun broc ni d'aucune marmite et je lui ai dit que son amie Máňa l'avait trahie, qu'elle colportait des cancans à son sujet. Je m'écriai: « Růžena, tu ne m'aimes pas.》Tout à coup, le broc dont Růžena avait parlé était là, il était en cuivre et tout brillant, j'en avais vu un pareil chez grand-mère, quand j'étais petit, et je voulais le décrocher du mur, le broc était gigantesque, il s'est dressé et s'est avancé droit vers moi. Růžena avait disparu, je me retrouvais seul dans la forêt avec le broc, mes jambes s'engourdissaient et le grand broc continuait d'avancer, maintenant il se transformait en un immense tambour, quelqu'un frappait dessus avec force et criait, peut-être que c'était le tambour lui-même qui criait, puis c'était comme s'il se dissipait, je commençais de me réveiller et j'ai entendu, maintenant revenu à moi, que quelqu'un criait mon nom au portillon : « Rou-bíček, Rou-bíček. » J'étais incapable de me débarrasser prestement de mon sac de couchage et la voix continuait de gueuler au portillon, c'était sûrement quelqu'un qui avait le droit de gueuler. Je me suis dégagé avec peine du sac, pour finir j'ai sauté sur mes pieds et j'ai ouvert la porte. J'étais en survêtement, je n'avais pas besoin de m'habiller. « Vous êtes Roubíček ? a dit l'homme près du portillon. Il faut crier, ici, vous n'avez pas de sonnette, vous dormiez ou quoi ? J'ai pour vous une convocation devant le Conseil de la Communauté.