le 8 janv. 2023
Le deuil de l'écriture.
J'ai eu l'impression de lire le journal de deuil de quelqu'un. Mais un journal de deuil structuré, rangé chapitres bien ordonnées, sans surprise aucune, un journal obsessionnel, un deuil apparemment...
Application SensCritique : Une semaine après sa sortie, on fait le point ici.
A l'origine de ce livre, une bonne idée : alors que Brigitte Giraud a perdu son compagnon dans un accident de moto, lister tous les faits concomitants qui, s'ils s'étaient déroulés autrement, aurait évité cet accident. Au cinéma, Alain Resnais sur le mode de la comédie (Smoking / No Smoking) et Alejandro Iñarritu sur celui du drame (Amours chiennes, 21 grammes, Babel) ont exploré avec bonheur cette voie-là. Nombreuses sont les personnes qui, confrontées à un deuil brutal, ont dû se lancer dans de telles spéculations. Et si...
Si on n'avait pas acheté cette maison avec un garage. Si on n'avait pas eu les clefs plus tôt. Si cette moto surpuissante n'y avait pas été garée. Si Théo était parti en vacances avec sa cousine. Si Claude avait été prévenu qu'il n'était pas nécessaire d'aller chercher son fils à l'école puisqu'il était invité à un anniversaire. Si ce passionné de musique n'avait pas perdu du temps en écoutant un morceau un peu plus long puis en passant à la banque. Etc. Jusqu'au "si le feu n'était pas passé au rouge", un peu too much quand même.
Puisque son récit s’écrit vingt ans après, l’autrice évoque ce qui a changé depuis cette fin de XXème siècle dans notre vie : l'explosion d'Internet, la généralisation des portables, la dématérialisation tous azimuts... pour constater, là encore, que les choses se seraient passées autrement, notamment ce simple sms qu’elle aurait certainement envoyé de chez sa copine à Paris, alors qu’emprunter son téléphone était beaucoup moins simple. Etant de la même génération, je me suis souvent senti en phase avec ses réflexions, notamment cette nostalgie de la rareté qu'exprime Brigitte Giraud page 147, s'agissant du peu de CD disponibles à la discothèque de l'époque :
Le bonheur tenait à ce choix restreint qui nous était offert et à la peur de nous tromper. A ces découvertes que nous faisions par hasard parce que les disques escomptés étaient déjà empruntés. Le bonheur tenait à ce désir qu'on éprouvait et que l'attente aiguisait. Le bonheur c'était le peu, le bonheur c'était le rare.
Oui, sans doute, l'offre quasi illimitée de disques, films, livres, divertissements divers et variés, risque de tuer le désir. Pas de désir sans un minimum de frustration.
J'ai ainsi pris un certain plaisir à cette lecture, même si c'est un plaisir "coupable", comme quand on déguste un truc qu'on sait de piètre qualité. Car pour ce qui est du style, c'est d'une indigence crasse. Ce Vivre vite aurait plutôt dû s'intituler Ecris vite car pratiquement aucune phrase n'est travaillée - si ce n'est la fluidité de leur enchaînement, que je reconnais volontiers. Eh oui, l'écriture, ça se travaille. Comme un sculpteur la glaise, comme un compositeur sa partition, comme un comédien son rôle. Cela ne signifie pas forcément une syntaxe riche - même si je reste attaché personnellement à la densité des phrases : un Vincent Almendros ou un Marie-Hélène Lafon, par exemple, s'expriment en phrases simples mais travaillées. J'ai pour habitude de relever les plaisirs littéraires que je retire d'une lecture, pour les partager dans mes critiques. Ma pêche, cette fois, fut bien maigre.
Quelques formules font mouche comme, page 109, lorsque Brigitte Giraud raille le sentiment de supériorité des motards français qui utilisent des motos interdites au Japon et lancent "on a de meilleurs motos que les leurs, et c'est eux qui les fabriquent !". Ce que l'autrice reformule ainsi : "C'est eux qui les fabriquent, mais c'est nous qui en mourons." Ou comme cette référence bien vue à l'expression "tapis rouge" page 172 :
J'aime, quand je suis au volant, adapter ma vitesse au point de de voir se dérouler devant moi le tapis rouge (si je puis dire) des feux passant successivement au vert et favoriser une totale harmonie entre l'humain que je suis et la machine logée dans des boitiers électroniques.
Une sensation souvent ressentie en effet, ce plaisir de la fluidité dans une rue jalonnée de feux.
C'est quasiment tout. Même lorsque Brigitte Giraud est inspirée, comme page 202 par une éclipse de soleil, métaphore évidente de la disparition de Claude, elle use d'expressions banales, que je signale par des astérisques : "La chaleur de la terrasse a reflué et l'ombre a gagné, j'ai senti le chaud qui se changeait en froid [*], comme si le sang se retirait de mes veines [*] et de mon corps tout entier." A quoi s'ajoute l'utilisation assez triviale du mot cool, comme page 141 dans l'expression "à la cool". En revanche, bien aimé la redondance du mot autobus, daté, hors de l'ère du temps, donc littéraire car nous faisant faire un pas de côté.
On déplore même une faute de syntaxe, à deux reprises : page 34, on lit "aux mécaniques de la finance, la classe sociale à laquelle j'appartiens n'y comprend rien" au lieu de "ne comprend rien", et page 162, "de cela je m'en souviens" au lieu de "de cela je me souviens", sinon, il y a redite. Que fait l'éditeur ?
Sur le fond, l'adoration de l'autrice pour son Claude frôle parfois la mièvrerie, mais peut-être fais-je preuve de mauvais esprit... En revanche, j'ai été stupéfait d'apprendre que le matin, pour se rendre à son travail, notre homme s'était offert une petite pointe à 200 km/h sur le périph'. Ce que Brigitte Giraud justifie, page 164 : "Quand j'y repense, cette accélération sur le périphérique, c'était la moindre des choses, il n'allait tout de même pas emprunter une Honda pour simplement se rendre au boulot, se farcir les autobus qui vous démarrent sous le nez et les feux de circulation." Mais elle est là la vraie raison de cet accident ! Ce truc viriliste assez pitoyable qui consiste à se sentir le maître du monde sur sa bécane parce qu'on n'a pas à rejoindre les moutons qui prennent "l'autobus". Une pulsion bien étouffée chez notre Claude qui, à présent qu'il était père, conduisait sa Suzuki en bon père de famille, mais toujours là, prête à resurgir. 200 km/h ? Certains diront qu'il vaut mieux ressentir cinq minutes la vibration intense de la vie que d'aller, âgé, dans la mort en étant passé à côté. D'où le titre Vivre vite. Il faut juste, dans ce cas, ne pas s'étonner de mourir jeune. Sans compter la question des autres sur la route qu'on met en danger par ce type de comportement, ni celle de son fils à présent devenu orphelin : là, on est bien dans l'irresponsabilité. Même problème que la clope qui, au-delà du tabagisme passif, est une pollution de longue durée par les déchets qu'elle génère. Mais je digresse.
Ma dernière réticence est assez personnelle, donc subjective. L'amateur de rock peut la sauter, car je risque d'être désobligeant à son égard. Brigitte et Claude étant des passionnés de rock, l'écrivaine se répand en odes à ses héros, PJ Harvey, Iggy Pop, Death in Vegas et autres Cat Power. Le rock, pour moi, ça va bien pour les ados - enfin ceux de mon époque car aujourd'hui ils n'écoutent plus que du rap, de la techno ou de la variété - et j'en ai moi-même été passionné de 15 à 18 ans. J'ai toujours trouvé assez pathétiques les quadra et quinqua restés attachés à leur look (le fameux Perfecto), qui continuent à s'enthousiasmer pour les rebelles d'alors devenus des papys, et vantent l'attitude "rock'n'roll" voire "punk" comme si c'était là un gage suprême de liberté - le sommet étant, page 165, lorsque le look rock'n'roll est décrit comme "branché" ! Je veux bien qu'il y ait des choses à entendre dans cette musique, et la description, page 153, du morceau Dirge, est plutôt convaincante : "J'ai éprouvé chacune des nappes qui viennent augmenter, intensifier, donner corps à ces quelques notes répétitives (fa, mi, ré, do, la, fa, ré) qui revêtent une intensité impossible à interrompre."
Sauf que j'écoute du jazz depuis 40 ans et qu'il s'y passe mille fois plus de choses. Historiquement, le rock se créa sur les fondations du jazz et en produisit une version dégradée, tant musicalement que spirituellement. J'aime faire la comparaison avec le vin : un Beaujolais nouveau peut être très agréable, mais quand vous êtes habitué à boire des grands crus, vous ne pouvez tout simplement plus. Votre palais est formé, vous ressentez toute l'indigence de ce que vous buvez. Il en va de même pour la musique, lorsque vous avez formé votre oreille, autant que pour le cinéma, lorsque vous avez formé votre regard.
Ou pour la littérature, lorsque vous avez formé votre esprit. Il se trouve que je viens de finir Sentinelle Nord de Jérôme Ferrari. Passer de cette prose, où quasiment chaque phrase est une splendeur, à celle de Brigitte Giraud, c'est un peu la douche froide - ou plutôt tiède. On sait que le Goncourt couronne tantôt d'authentiques écrivains, comme cette année Laurent Mauvignier, tantôt des livres "faciles", dont la langue n'est pas travaillée - il ne me reste rien par exemple, du Chanson douce de Leila Slimani, que j'avais eu un certain plaisir à lire. Il en faut pour tous les goûts, pour tous les niveaux d'exigence surtout : le Boussole de Mathias Enard par exemple c'était, dans l'autre sens, trop dur pour moi, et Pascal Quignard je n'ai jamais pu. J'ajoute qu'en matière de vin, comme mon palais n'est pas éduqué, un vin médiocre peut me donner beaucoup de plaisir. Sans parler du chocolat, puisque je préfère celui au lait, ce qui fait, à juste titre, hurler le véritable gourmet. En matière artistique, toute appréciation est subjective, n'oublions pas cette banalité. L'important est qu'elle soit argumentée...
Je ne jette donc pas la pierre au jury du Goncourt. Je range simplement ce millésime-là dans la catégorie des petits crus. Un cru "rock'n'roll".
6,5
Créée
le 19 nov. 2025
Critique lue 4 fois
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