L'incroyable premier roman de Céline fut une gifle pour les critiques blasées de l'entre-deux Guerres, une oeuvre monumentale sur la condition humaine hantée de réflexions pessimistes, d'analyses concises et profondes, et bercée par ce style inimitable.


Céline, c'est pour moi avant tout un style, à la fois parfaitement maîtrisé, complexe, tirant aussi bien dans le langage parlé que dans le langage soutenu, dans lequel se côtoient gentiment "jérémiades" et "salopes", "algarade" et "partouze". Mais ne cherchez aucune facilité dans cette esthétique, si étonnante soit-elle, car chaque mot, chaque tournure de phrase est utilisée avec la plus grande finesse par l'auteur, lui permettant de nous emmener là où il veut, de nous transporter, avec Bardamu, jusqu'au bout de la nuit. C'est un style inimitable totalement au service de l'oeuvre qui la contient et du message transmis. Mélange incroyable de parler courant, propre aux hommes, aux vrais, et de l'exigence artistique des plus grands écrivains français auxquels Céline tient la dragée haute.


Le caractère politique du livre, régulièrement souligné par les critiques, me semble finalement très secondaire. En dehors bien sûr de l'antimilitarisme évident de l'ouverture, très bonne manière d'introduire la pensée globale de Céline, faite de pessimisme chronique, de lâcheté face à l'absurde, et finalement de nihilisme à peine voilé. Les différents messages politiques du roman : anticapitalisme, anticolonialisme, anticléricalisme, ne sont en somme que des "effets collatéraux" du dogme général du narrateur. Céline s'attache à démontrer la monotonie de l'existence humaine, la lassitude, l'absence de cause à défendre, la certitude que tout s'arrêtera un jour, une fois le voyage terminé, et que c'est vers cette fin, inéluctable, que converge l'intégralité de notre vie. Et c'est peut-être finalement le seul reproche, infime, que je trouverais à ce roman: son pessimisme absolu. La vie n'est pas que pessimisme, loin de là, mais il s'agit évidemment d'un parti pris de l'auteur pour nous éclairer sur ce pan entier de notre existence, absurde, débile, sans odeur ni goût, qui nous mène irrémédiablement vers la mort et le cimetière.


Enfin, il me semble que ce monument de la littérature constitue un beau résumé global de la vie d'un homme à travers les émotions dégagées, et le rythme, la fréquence à laquelle elles sont distillés tout au long de l'histoire. le rythme général du roman est lent, monotone, traînant, mais souvent articulé autour d'un cynisme franchement hilarant, d'une ironie grinçante, et ponctué très rarement par des scènes de très forte émotion. Certes la vie est très largement monotone et sans goût. Certes nous nous esclaffons régulièrement, presque toujours par moquerie, des autres ou du monde. Et certes nous ressentons parfois de vibrantes émotions, de joie, de tristesse, de plénitude, peu importe. Et pour ces quelques instants d'intense saveur, peut être que finalement le voyage à travers la nuit vaut la peine d'être tenté.

Misugi74
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le 25 mars 2015

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