Dans ce livre publié en 1998 chez Gallimard, deux écrivains, Maria Samarkande et Jean Vlassenko, sont les porte-paroles d’Antoine Volodine, un homme et une femme unis par un amour que ni la barbarie ni la mort ne pourront entièrement effacer. Enfermés arbitrairement, ils sont torturés par un pouvoir, la Colonie, qui voudrait leur faire avouer que «Vue sur l’ossuaire», ensemble de récits qu’ils ont écrit à quatre mains, est l’œuvre de dissidents.

«Les réseaux clandestins n’existaient pas, c’était une invention littéraire qu’elle-même avait contribué à forger, dans des écrits propagandistes que l’officier de l’Aviation et le référent décortiquaient devant elle ligne à ligne afin d’y traquer des flous et des contresens, et des métaphores qui montraient qu’elle vacillait idéologiquement depuis longtemps et que, loin de servir avec loyauté la Colonie, la société à laquelle elle devait tout, elle préparait avec cynisme sa défection.»

Anciens serviteurs des intérêts de la Colonie aujourd’hui emprisonnés, Maria Samarkande et Jean Vlassenko ont composé ensemble cette somme de narrats, sept récits composés par chacun et qui se répondent comme un jeu de miroirs. Ces narrats racontent des destins individuels (ceux de Swain, Andersen, Tacharlski…) et à travers eux les échecs des révolutions, les atrocités des arrestations et exécutions arbitraires, la solitude et l’impuissance des derniers révolutionnaires qui, ayant échoué dans l’avènement de leur rêve d’établir une société égalitaire, ont été défaits et s’expriment maintenant de l’intérieur d’un espace carcéral.

«La maison qu’on avait attribué à Pilgrim dans le cadre de sa rééducation, pour lui permettre de se ressaisir, de réécrire son manuscrit en s’inspirant, cette fois-ci, de valeurs plus conformes à l’esthétique officielle de la Colonie et au bien public, grinçait, elle grinçait terriblement […] Quelqu’un avait souffert là, intensément et longtemps, et les échos de son désespoir persistaient à hanter les matériaux de construction.»

Ces récits à miroirs, appelés «Vue sur l’ossuaire», sont une romånce, un genre dont on pourra trouver les traits caractéristiques dans «Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze», également paru en 1998, et lecture passionnante. Plus on lit et relit Antoine Volodine, plus on s’imprègne de ses voix singulières, de son édifice romanesque et de tout ce qui le sous-tend, du rapport au temps si particulier qu’il établit - enchevêtrement du rêve et de la réalité, continuum entre vie et mort -, résultat de la torture, de la barbarie et de la déconstruction des identités.

«Les filières souterraines appartenaient au domaine des contes, et dans la réalité, loin des féeries romanesques, il y avait seulement deux systèmes totalitaires très semblables, la Colonie et les Nouvelles Terres, et, où que l’on se tournât, des camps : d’isolement, de relégation, de transit, de concentration, sanitaires, d’expérimentation, de bûcherons, de rééducation, d’extermination, de semi-liberté, autogérés, de quarantaine, de vacances.»

Ces récits, fruits d’une collectivité de prisonniers, semblent comme l’incarcération être ici pour la perpétuité. Et Volodine bouleverse, car aux confins de l’horreur, même quand l'individu est anéanti par la barbarie, l’amour et la fiction restent indestructibles, jamais détruits même au cœur du noir.
MarianneL
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le 31 mars 2014

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