Fin fond de la Sibérie où les coeurs battent encore.

L’histoire commence au fin fond de la Russie rurale, au Tatarstan. Fin des années 20. En plein hiver. Zouleikha se lève plus tôt que tout le monde, pour aller chaparder en secret une friandise de pommes séchées dans le grenier. Guettant les ronflements de son mari Mourtaza, elle traverse la petite maison, pieds nus sur le sol gelé. Mais c’est surtout de sa belle-mère, La Goule, dont elle a peur. Vieille femme aveugle, acariâtre et despotique. Qui la traite comme une esclave et l’humilie à la moindre occasion.
Mais Zouleikha trouve le courage d’aller voler cette sucrerie pour qui pour quoi ? On s’inquiète, on panique, on angoisse avec elle à chaque pas, à chaque craquement de bois, à chaque soupir du vent. Et on apprend, terrifiée, que ce n’est pour elle, un pique de gourmandise qui serait presque révolutionnaire vue son existence, ni pour un ami, un amant, une soeur… qui serait comme un point d’ancrage d’amour et de solidarité dans ce monde glacial. Non. C’est pour le dieu de la rivière, qu’il transmette au dieu du cimetière qu’il prenne soin de ces 4 filles mortes en très bas âge.
Le ton est posé.


Zouleikha a une vie terrible et terrifiante.
Dans la solitude la plus abjecte, celle où d’autres l’entourent mais pour l’exploiter, la traiter pire qu’un animal. Elle est une servante, sa vie n’est qu’une succession de tâches, nul repos pour elle. Entre entretenir la maison, faire à manger, aider Mourtaza avec le bois, les bêtes, laver sa belle-mère, et s’allonger, les cuisses ouvertes lorsque son mari veut bien d’elle. Et le poids de ne pas enfanter. Le poids d’avoir le ventre creux. Le poids d’avoir quatre tombes sur lesquelles elle ne peut se recueillir.


Puis Staline relance avec force la dékoulakisation (les koulaks sont ces paysans « bourgeois », qui seront chassés de leurs terres, volés de leurs biens, et envoyés en Sibérie. Pour le partage, la soviétisation.
La plupart mourront, assassinés par les soldats de l’armée russe, ou sur le chemin de la déportation de masse à pied ou en train de marchandise. D’autres mourront encore sur ces terres glaciales, peu fertiles, de la Sibérie.
Quelques-uns survivront.)


Le regard de Zouleikha sur les choses est doux, soumis, naïf, et en même temps obstiné à vivre. L’Histoire est affreuse, brutale, morbide, mais par le prisme de ses personnages, Iakhina arrive à en tirer une histoire pleine d’humanité, de force, d’espoir.
Elle n’insiste pas sur l’horreur, les maladies, les maltraitances, la famine perpétuelle, le froid, et les morts, le lecteur les sait, les connaît, les ressent. Elle met au contraire en avant la solidarité, l’amour, l’incroyable capacité de l’humain à s’adapter, à survivre.


Zouleikha ouvre les yeux. Lentement, sûrement. Cette petite femme fragile est un roc, un être qui a le cœur palpitant, prêt à aimer de toutes ses forces, mais qu’elle garde soigneusement blotti et protégé. Elle est une louve, silencieuse, l’œil aiguisé, solitaire, mais acharnée à être une mère protectrice, affamée d’affection.


Ce roman est fluide, prenant, on ressent jusque dans le bout des doigts la douleur du froid et du labeur.
C’est un pan de l’Histoire, horrible, où la petite histoire devient belle, où les personnages sont comme des figures métaphoriques d’une humanité qui pourrait vivre ensemble, mains tendues les uns vers les autres.

Queenie
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le 17 sept. 2017

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