Jef
8.2
Jef

Morceau de Jacques Brel (1988)

Cher Jacques,


T'es parti avant que j'arrive, preuve que le monde est mal fichu. Quand on me demande mon âge, je réponds "Moins de cinquante ans" car pour moi, c'est un peu le moment où tes choix sont faits, où tu découvres vraiment ce qu'est la nostalgie. Tu m'as aidé à piger ça, la crainte de l'irréparables.


Ce soir y avait un reportage sur ta vie, un truc de début de soirée proposé par France 3. Forcément j'ai regardé, avec un sourire tout le long, puis quelques larmes par-ci par-là. "Un homme qui ne pleure pas, c'est pas un homme, un homme dur ça n'existe pas", comme tu le disais. Au milieu de cette aventure qui a été la tienne je me suis surpris, élan d'orgueil mal placé, à nous trouver un point commun. "Quand on n'a plus rien à dire, il faut se taire". Voilà comment tu t'es expliqué au moment d'arrêter la scène. Dans mon petit quotidien, j'ai toujours cette phrase en tête, des mots que je prononce à haute voix si les convives me trouvent bien silencieux : "Quand j'ai pas grand chose à dire, je me tais et j'écoute". Je dis ça avec le sourire, histoire de masquer à quel point c'est inscrit dans mon ADN, ça passerait pour de la fausse modestie alors que je crois à ça dur comme fer.


J'aurais bien voulu naître plus tôt, marcher dans Paris, prendre un train pour le sud et penser que j'aurais pu te croiser. Aujourd'hui, c'est impossible. Si je pouvais voyager dans le temps, je bougerais pas de pays mais je monterais à la capitale pour ta dernière performance à l'Olympia. Un truc dantesque. Toi et personne d'autre, pas d'artificier, de jeux de lumière à 6 millions de francs ni d'afféteries. Non, juste tes mots, tes mimiques, ton visage en sueur et cette voix qui te sort des tripes avant de foudroyer les notres. Je suis jaloux des vieux, ceux qui ont connu ta génération, ton époque, certes avec ses horreurs (l'Algérie, les Années de plomb chez le voisin italien...), mais aussi et surtout avec sa dignité culturelle. Y avait sûrement des croûtes mais les vrais patrons dominaient. Toi qui avais besoin de rencontres perpétuelles, d'étonnements, encore aujourd'hui tu les manges en deux couplets, les gus qui se la jouent gros durs. Même quand tu évoques ton enfance, la bourgeoisie et des bonbons, tu possédais les foules. "On a tous un bon fond de vanité", comme tu le formulais si bien. Mais t'as fait plus qu'être humble, t'as donné envie aux gens de l'être également. Moi en tous cas. C'en est presque une maladie, dès qu'on me fait un compliment, je redoute de m'y installer confortablement, faut toujours que je reparte à zéro. Pas bon ça, la vie est trop courte pour pas s'accorder un peu de fierté quand on la mérite.


Jef, ce chef-d'oeuvre désarmant, c'est pour moi ton magnum opus, un truc à faire chialer les murs. Combien de fois je l'ai écoutée après mes ruptures ? Aucune idée mais c'était devenu vital, je passais plus de temps avec toi qu'avec mes draps, mes assiettes et mes couverts. Je ne dormais plus, je perdais du poids par excès d'immobilité, je laissais le manque me ronger en attendant que ça se tasse. Quarante ans plus tôt, t'avais déjà tout compris.


Je voudrais te dire merci, bravo, adieu ou je ne sais quel autre mot de cinq lettres à piocher dans les lieux communs. Mais je crois bien que je t'aime, tout simplement, avec la même tendresse respectueuse dont tu parlais si bien, cette "notion masculine" qui fait que les hommes se comprennent bien pour peu qu'ils se confient. L'envie de se barrer, de ne pas se mettre en cage, t'as été au bout. Tout se paye et tes trois filles t'étaient un peu étrangères mais on n'accomplit pas un rêve sans sacrifices. Finalement c'est pas si mal qu'on se soit manqués toi et moi, parce qu'aujourd'hui je peux vivre toute ton oeuvre en différé, pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle a été. J'ai une vue d'ensemble et ce que je vois me fait un bien fou. Si la moitié des hommes avait ton sens de l'ouvrage, l'autre moitié aspirerait à lui ressembler, du coup y aurait plus de conflits, plus de guerres, juste des crises qu'on résout dans des litres de bières, avec une accolade. Et des mots. Tu les aimais assez pour les embellir. Je n'ai jamais été très branché soleil, j'aime le froid sec et les décors glacés. Récemment, je suis parti visiter les Pays Baltes, impulsion soudaine après lecture d'un roman lituanien dont la puissance m'a retourné. Plus que jamais, j'ai compris que c'était fait pour moi ce genre d'ambiance. Mais quand j'écoute Je suis un soir d'été, je partage de suite ton affection pour les températures estivales. Bon sang, j'ai même envie d'y être. Un de ces jours, j'irai à Amsterdam, uniquement à cause de toi. Et dès que je serai à nouveau au bas de l'échelle, y a aura Jef, encore, toujours, pour rendre la douleur plus supportable.


Aller sur scène, c'est de l'exhibitionnisme, t'as pas cessé de le répéter. Mais nom de Dieu, comme t'as eu raison de le faire. Voir des gens exalter la médiocrité comme si c'était le b.a.-ba du marché de l'art et du divertissement, ça t'aurait blessé. Remarque, t'aurais pris ta voile ou ton avion et tu te serais barré loin de tout ça, loin de toutes ces clash qui font du click et loin des paparazzi, qui sont deux fois plus gourmands depuis qu'ils sont passés 2.0. Y a pas plus basse forme de vie dans le monde du spectacle. Et toi, avec ton sens des mots, du rythme, cette puissance physique qui les soutenait, t'aurais sans doute pas compris qu'on viole ta vie privée quand tu t'échines à la mettre à nu, sur la scène.


Au fond, tu fais partie de ces gens qui me donnent envie de devenir meilleur, envers les autres et envers moi-même. Le jour où je ne sais quel dégénéré organisera un concert avec ton hologramme, voire si Jamel Debbouze te case dans sa nouvelle comédie' comme il l'a fait avec le cadavre de Louis DeFunès, ça me fera une belle occasion d'aller me recueillir sur ta tombe, histoire de profiter du silence en compagnie d'un grand bonhomme.


https://youtu.be/hBCXXRjyuQA

Fritz_the_Cat
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le 18 févr. 2017

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