Bien que ce ne soit pas l'album le plus parfait, Atom Heart Mother de Pink Floyd est un disque qui m'a marqué au fer rouge et me tient énormément à cœur: c'est mon préféré de tous les temps, pour tout dire. J'ai apprécié tout son contenu: les magnifiques ballades acoustiques d'ambiance bucolique que sont If et Fat Old Sun, le piano de réminiscence pop baroque joyeuse de Summer '68 et les belles parties de Wright sur Alan's Psychedelic Breakfast. Mais je suis quand même obligé d'admettre que le morceau qui m'allume le plus, c'est bien la chanson titre, qui est un chef-d'œuvre, un monument sans nom, non seulement du rock, mais de la musique, tous genres confondus.
L'album commence donc avec la mirifique et fantastique plage titulaire, Atom Heart Mother, le plus long instrumental de la carrière du groupe, d’une durée de 23 minutes et 42 secondes, qui constitue une suite subdivisée en six mouvements:
i. Father’s Shout
ii.Breast Milky
iii. Mother Fore
iv. Funky Dung
v. Mind Your Throats Please
vi. Remergence
Après 30 secondes de mystère, occupées par une note grave d’un orgue Hammond, les premiers cuivres font leur apparition, créant une véritable cacophonie orchestrale, comme si les instruments essayaient de trouver le thème principal. Et c’est ce qui arrive autour d’une minute et demie: le thème principal de Father’s Shout, tout simplement génial, épique, et héroïque! Les cuivres du Philip Jones Brass Ensemble dirigé par Ron Geesin et John Alldis, la guitare électrique de David Gilmour, les claviers de Richard Wright, la basse de Roger Waters et la batterie de Nick Mason s’unissent harmonieusement (et de façon paradoxalement chaotique) pour entonner l’une des plus belles, si pas la meilleure, pièces de rock symphonique. Oui, ce mouvement, et toute la chanson entière, est sans aucun doute le plus grand chef-d’œuvre de ce genre de musique, que peu de groupes avaient encore exploré jusqu’alors. Procol Harum avait sorti le magnifique A Salty Dog l'année précédente, Deep Purple, lui aussi, avait joué un concerto d’une heure avec le Royal Philharmonic Orchestra (le très réussi Concerto for Group and Orchestra) et les Moody Blues, en 1967, avaient produit le hit-single Nights in White Satin. Les Beatles aussi, en avait fait l'expérience: on peut citer notamment l'entièreté de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band et la chanson Hey Jude, dont la coda, outre les chœurs, inclut un véritable orchestre. Mais ici, Pink Floyd pose selon moi les vrais fondamentaux du rock symphonique: une collaboration active entre orchestre et groupe. Mais revenons-en a Father’s Shout dont le thème principal s’estompe pour laisser place a Breast Milky et son déchirant solo de violoncelle, exécuté par le virtuose islandais Hafliði Hallgrímsson. Ce dernier, accompagné par un ostinato de Richard Wright, joue l’un des moments les plus émotionnellement chargés de la carrière du groupe. C’est mélancolique, beau et tout simplement impeccable. Petit à petit, alors que Wright augmente le tempo auquel il joue son ostinato, Mason intervient à la batterie, d’abord donnant de magnifique petits breaks de toms, pour ensuite fonder la base rythmique d’une section ou la nostalgique guitare de Gilmour, de réminiscence psychédélique, et les cuivres jouent parfaitement, main dans la main. Encore une fois, ce mouvement est un chef-d’œuvre. Désormais, nous entrons dans le troisième mouvement, Mother Fore, caractérisé par un climat planant créé par le John Alldis Choir, lui même accompagné des douces nappes d’orgue de Wright, de la basse de Waters et d’une simple pédale de charleston de Mason. Certains trouveront ce passage ennuyant, et je comprends parfaitement leur ressenti, car en effet il ne se passe pas grand chose avant que Mason ne se déchaîne sur sa batterie pour donner les dernières et magistrales trente secondes du mouvement. Mais j'apprécie également énormément cette section-ci car je la trouve d’une beauté émotionnelle elle aussi poignante. La partie suivante, Funky Dung, devrait normalement réjouir ceux qui se sont emmerdés jusqu’à présent. Gilmour nous offre un solo de guitare bluesy et psychédélique en même temps, accompagné par la basse funky et lourde de Waters, l’orgue psychédélique de Wright et un jeu basique de Mason, qui délivrent ici un passage complètement amusant mais surtout caractéristique du son du Pink Floyd de l'époque. Encore une fois, cette section s’estompe peu à peu pour de nouveau laisser place aux chœurs prédominants, toutefois accompagnés (très) discrètement par le groupe et l’orchestre. D’abord lugubrement, les chœurs prononcent des mots potentiellement liés a des aliments (il m’a semblé entendre tea, toast, coffee! a un moment donné) avant de reprendre un chant plus traditionnel, qui s’ouvrira sur la reprise de l’excellent thème principal, celui de Father’s Shout, qui rime avec le retour en force des cuivres et du groupe. Aussitôt celui-ci terminé, c’est au tour de l’esprit expérimental de Pink Floyd de prendre les rênes du jeu dans le mouvement suivant: Mind Your Throats Please, lui-même composé de deux parties. Honnêtement, c’est bien le seul mouvement de cette symphonie qui me déçoive. Ici on a plus le droit à des bruitages et a des cris saccadés qu'à une véritable mélodie. Heureusement, cela ne dure pas longtemps, car après un passage de train qui marque la fin de cette infernale cacophonie, le groupe et l’orchestre font leur tant attendu retour collaboratif dans la deuxième partie de Mind Your Throats Please. Celui-ci commence avec Wright, qui passe son piano à travers un Leslie (comme sur l’incomparable Echoes) et qui, bizarrement, me fait penser à l'introduction de Take a Pebble d’Emerson, Lake and Palmer, lorsque Keith Emerson gratte ses cordes à piano. Bien vite, on entend, mélangées ensemble, différentes parties de la chanson (parmi lesquelles les cuivres cacophoniques du tout début et le thème principal) qui créent une véritable cacophonie, plus mélodieuse cependant que la partie expérimentale précédente. Celle-ci culmine avec l’exclamation déformée de Mason “Silence in the studio!”. Maintenant tout va rentrer dans l’ordre. Le sixième et ultime mouvement, Remergence, commence d’abord avec le thème principal, toujours aussi beau à écouter, avant de retourner au calme mélancolique de Breast Milky, avec son déchirant solo de violoncelle. Gilmour et l’orchestre reviennent ensuite avec un autre très beau solo, qui lui-même se fond dans une partie mélangeant extrêmement bien Father’s Shout et Mother Fore. D’un ton grandiloquent, ce merveilleux morceau se conclut sur un final où les cuivres puissants et les chœurs résolus, accompagnés par le groupe, marquent ici une conclusion orchestrale digne de n’importe quelle œuvre classique.
i. Father’s Shout (11/10)
ii. Breast Milky (11/10)
iii. Mother Fore (10/10)
iv. Funky Dung (10/10)
v. Mind Your Throats Please (6,5/10)
vi. Remergence (11/10)
(Le gras indique mon mouvement préféré)
Putain j'ai envie de chialer! Je viens d'écouter 23 minutes de pur plaisir, remplies d'émotion. L’envie de pleurer me vient, bien malgré moi. Quel chef-d’œuvre! Rares sont les pièces qui ont cette tendance à m’achever à ce point: parmi eux, je peux compter les deux autres magna opera de Pink Floyd, Echoes et Shine On You Crazy Diamond, et l'entièreté de l’album Tales of Mystery and Imagination - Edgar Allan Poe du Alan Parsons Project. Atom Heart Mother (la suite) n’est pas parfaite, mais elle est puissante, c’est certain. En bref, ce morceau est un véritable bijou que je placerais personnellement à la troisième place des meilleures chansons de Pink Floyd, et incontestablement une référence du plus haut niveau dans le genre du rock symphonique. Le groupe n'explorera malheureusement plus ce terrain (si ce n’est que les cordes discrètes de Comfortably Numb ou l’orchestre d’accompagnement de Michael Kamen sur The Final Cut), insatisfait de cette expérience, mais sans l’avoir inventé, c’est bel et bien Pink Floyd, avec l’aide de Ron Geesin et John Alldis, qui, à mon sens, a façonné le rock symphonique.
Il s'agit sans nul doute d'un des plus grands chefs-d'œuvre de l'histoire de la musique, au vrai sens du terme. Et bien franchement, le fait qu'il ne soit pas mentionné dans le classement des "500 meilleures chansons de tous les temps" de Rolling Stone, à côté d'Echoes et Shine On You Crazy Diamond, est un manque de respect et tout simplement de reconnaissance impardonnable.
11/10