J'ouvre les yeux sur une femme qui doit avoir la cinquantaine, accoudée à la fenêtre près de mon lit, très grande, et si bronzée qu’on ne voit plus très bien ses lèvres. Je suis torse nu, elle reste silencieuse, pas l'air gênée pour un sou qu'on se retrouve nez à nez.
_Je suis le copain de M., dis-je.
_Je sais, on s'est déjà vu.
Et puis elle me sourit. De ce côté il y a le jardin pleins de gravillons, auquel on accède par la cuisine, et un passage étroit le long de ma fenêtre. La dame porte un col roulé abîmé et les cheveux tirés à l'extrême vers l'arrière. Une porte ouverte, juste dans son dos, donne sur une remise, avec des balais, des seaux, des bouteilles, des produits… Elle est vraiment très grande. Et une discussion me revient, peut-être. Oui. Quelque chose au sujet du cancer ? Ou de la variété française ?
— Quand ça déjà ? je lui demande.
— Au théâtre.
Au théâtre de la ville, je déduis. J'y suis allé deux fois. Une première fois pour une comédie musicale à vocation humoristique, une seconde fois pour le spectacle de marionnette sur Tchernobyl.
_Vous chantez ?
_Non, je fabrique des marionnettes.
Et la journée elle travaille pour le service d'entretien, me dit-elle. Les marionnette, oui. Des marionnettes géantes et particulièrement inquiétantes qu'elle portait en se mettant à l'intérieur. Elle était très bronzée, en plein hiver, probablement par la magie des UV.
_Le truc sur Tchernobyl ?
Je lui avait demandé pour les UV, si elle en faisait beaucoup. Elle avait une carte de fidélité à Par ici la détente, l'esthéticien du coin. On était un peu bourrés. Huit tampons sur dix. Au dixième, c'est l’épilation gratuite.
_Ça pousse à se faire bronzer, m'avait-elle avoué.
C'était un spectacle horrifique avec un metteur en scène belge. Ils étaient plusieurs acteurs et marionnettistes, à reproduire sur scène, dans un registre onirique, la vie qui continue dans l’actuelle Tchernobyl : témoignages de professeurs, avis de professionnels, soliloques de scientifiques, compte-rendu de médecins alarmés par le taux de cancers, propos rassurants de politiciens exaltés par les opportunités de projets. Des histoires d'anciens, aussi, qui se racontent comme ils peuvent, qui ont surtout connu le régime communiste. L'impossibilité de partir tant qu'on ne les oblige pas, après des décennies d'autoritarisme… Et les joies déroutantes d'un jeune couple venu s'installer dans le périmètre irradié, pour y fait pousser de magnifiques légumes, en agriculture intégralement biologique. "Combien de cancers chez vous à cause de la malbouffe", nous demandent-ils pour évacuer notre scepticisme.
Ça jouait sur le décalage entre les acteurs bien vivants, et les marionnettes dans le fond, en papier mâché, à l'aspect malade et comme empêtrés dans une malédiction. Une vieille femme qui flotte dans sa robe, une tête de chat qui vit sous un fauteuil, un enfant chétif, une carcasse de cheval, et bien sûr les gigantesques et cauchemardesques personnages de la femme de ménage, "vieillards aux silhouettes fantomatiques, et aux yeux effarés", dixit le petit livret, distribué à l'entrée. Sur un grand drap blanc, des images de la Réserve Radiologique Naturelle, sauvage et luxuriante, qui s’affiche par transparence, parfois à la limite du diaphane. Des images d'intérieurs, anciens et nouveaux, abandonnés ou occupés. Les habitants nous montre ce qu’ils ont perdu, ce qu'ils ont gardé. La forêt grosse comme un monstre a presque tout englouti : "здесь был мой дом". Ici se trouvait ma maison, explique une petite femme aux épaules carrées. Trente ans après l'accident. Des sous-titres et les acteurs, au bord de l’estrade, rejouent les interviews.
Un cadre dans la main, mais aussi au mur d’un salon, projeté sur le drap. C’est la vieille photo d’une vieille ferme qui a depuis longtemps disparu. Un homme la décroche du mur et l'offre à la compagnie. Il veut que son souvenir voyage. Escale à Rouans. Dans les mains et sur le drap. Simultanément. Le dédoublement crée un écho, et de mises en abyme en mises en abyme, on croirait pouvoir remonter jusqu’à l’accident.
26 avril 1986. Priapiat. Un réacteur de la centrale atomique Tchernobyl est en phase de test. Il va bientôt exploser et répandre sur la Biélorussie son nuage radioactif. En pleine nuit, un ingénieur en chef décide de forcer un peu sur la machine. La technique moderne brille dans la salle des commandes, lieu de décision inflexible : il faut que le travail soit fait avant l’aurore.
Les premières victimes se laisse surprendre dans la nuit par la lumière électrique orange. Timide et quasi-paradoxale depuis l’espace, elle a l'air toute écrasée à la sortie de son ampoule, comme s'excusant d'éclairer une incompétence jusque-là confidentielle. Les moustiques et les papillons de nuit, sphinx, géomètres, éphémères et autres noctuelles, viendront bientôt tournoyer autour des globes encore chaud qui bouillonnent sous la tôles, victimes de leur succès. La pensée de l'homme alors, s'identifie soudain à l'insecte après s'être fantasmée en ampoule, s'enclenche sur ses propres paradoxes, et s'inquiète. Pendant ce temps, les pompiers encaissent les radiations.
Les vieux politiciens du monde entier, lorsque le soleil haut dans le ciel donnera bien sur les crânes à découvert, s’emporteront dans de véhémentes discussions. Se lanceront dans des joutes intenses, courageuses, alarmistes, éclairées, progressistes, réactionnaires. La Grande Guerre de la vérité continue, va s'intensifiant… Le régime soviétique se meurt, et emporte avec lui les cendres froides du socialisme.
L'homme, se réveillant du cauchemar, décidera que le plus prudent est de faire mourir l'histoire. Je nais un an après, jour pour jour, le cordon ombilical trois fois autour du coup. Je suis tout bleu et je gesticule pour survivre. Le 9 novembre 1989, trois évènements simultanées : un mur tombe, je respire, et mon frère vient au monde. Il sera comptable. Je l'aime quand même. Dans la confusion, mon grand-père lui offre une poupée.
Un peuple exulte sur les notes entraînante de L'hymne à la joie. Le capitalisme est aux portes de la cité. Il entre sous les hourras, et les larmes de joies. Le 26 novembre à la télévision nationale, l’écrivaine Christa Wolf : "Nous avons encore la possibilité de développer une alternative socialiste à la RFA." Penses-tu. Non. Trop tard.
En 1996, elle écrira : nous possédons la clé qui ouvre toutes les époques, parfois nous l'utilisons sans vergogne, jetons un regard pressé par l'entrebâillement, avides de jugements rapides, mais il devrait être également possible de nous approcher pas à pas, avec pudeur face au tabou, résolus à extorquer non sans peine aux morts leurs secrets. L'aveu de notre détresse, c'est par là que nous devrions commencer. J’ai 9 ans. Mes parents installent le câble et je découvre Canal J. Je découvre Skippy le kangourou, et Bioman. L’enfant accepte la télé, et l’art, comme palliatif à ses mauvais pressentiments.


Dans la remise, la femme de ménage lance Rires et Chansons sur un petit poste radio. Elle écoute un sketch de Pierre Palmade, en dépoussiérant, puis un sketch de Bigard, et un de Patrick Timsit. Puis elle mélange des produit dans un seau à roulettes en écoutant du R.E.M. Elle ressort pour aller laver notre cage d’escalier. Aujourd’hui, pour la première fois depuis deux mois, derrière la porte j’entends quelqu’un qui chante sur de la musique.


World serves its own needs, listen to your heart bleed
Tell me with the Rapture and the reverent in the right, right
You vitriolic, patriotic, slam fight, bright light
Feeling pretty psyched


Je l’imagine donner de grands coups de serpillière sur le carrelage contre les marches en bois. Elle chante aussi bien que moi en anglais : ouarsairvitonide lissentouiorabli… Dehors cinq camions de police sont garés autour d'un hangar, ou de ce qu'il en reste. On a été réveillés en pleine nuit par les gyrophares bleus et rouges. La femme de ménage reprend le refrain que l'on attendait tous les deux, parce qu'on le connaît par cœur :


It's the end of the world as we know it
It's the end of the world as we know it
It's the end of the world as we know it and I feel fine

Vernon79
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le 11 mai 2020

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