Le Poinçonneurs des Lilas, c'est l'année zéro de la modernité dans l'histoire de la chanson française. Le morceau sort en 1958, l'année de l'arrivée au pouvoir d'un De Gaulle qui lancera de facto la France sur la route de la modernisation. Au même moment la Nouvelle Vague pointe le bout de son nez : elle sera popularisée dans le monde entier par la fuck you attitude du Bébel d'A bout de souffle, une attitude aussi moderne que le cynisme du fumeur de Gitanes. Une rupture artistique n'arrive donc pas toute seule. La chanson française avait en effet souvent flirté avec le désespoir mais jamais sans se départir d'un certain sentimentalisme -cf. la chanson réaliste d'avant 1939-1945-. Mais lorsque Gainsbourg narre le mal être existentiel d'un poinçonneur de tickets de métros, point de bons sentiments, point de consolation: le cynisme que Gainsbourg développera au cours de sa carrière est déjà là et le suicide est la seule issue. Moderne, Gainsbourg l'est aussi en prouvant qu'il n'y a pas besoin d'être un chanteur à voix quand on a une signature vocale, ce truc un peu féminin, murmuré, limite parlé et violent aussi.


En tirant l'influence jazzy de Vian et de Saint-Germain-des-près vers son propre cynisme, Gainsbourg inaugure le côté caméléon qu'il aura toute sa carrière durant (musique africaine, Swinging London, reggae...), à l'image d'un Dylan ou d'un Bowie. Et lui qui voyait dans la chanson un art mineur qu'il exercera pour s'en mettre plein les poches prouvait à l'insu de son plein gré qu'une chanson pouvait rivaliser avec le pouvoir évocateur et la densité d'un chef d'oeuvre littéraire. Le morceau ne sera pas un gros succès mais deviendra progressivement un classique. Il marquera tous ceux et toutes celles qui travaillaient dans la musique en France à la fin des années 50. Gainsbourg deviendra auteur-compositeur à succès pour chanteuses tandis que ses albums d'interprète se contenteront à leur sortie d'un simple succès culte auprès d'initiés. La Marseillaise reggae lui fera finalement rejoindre le club des gros vendeurs à la Sardou/Johnny en séduisant un jeune public applaudissant sa provoc'. Mais c'est une autre histoire.


PS: Pour l'anecdote Gainsbourg interprètera à la télévision une suite du morceau, Le Fossoyeur de Pacy-sur-Eure. Le poinçonneur est toujours vivant mais sa pension retraite ne lui suffit pas à vivre et le voilà forcé de bosser dans un cimetière et d'y faire des grands trous.

JohnTChance
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le 19 juil. 2021

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