Je viens du pays des hauts fourneaux, de la sidérurgie moribonde et de ses combats syndicaux.
La paysage décrit dans cette chanson, je le connais. C'est un horizon sur lequel se dessinent les cadavres rouillés de ce qui fut le cœur même de la région.
« Cheminées muettes - portails verrouillés
Wagons immobiles - tours abandonné »
Certains de ces monstres de métal sont toujours là, changés en musée ou simples rappels de la gloire passée. Pour les plus jeunes, ou pour ceux qui ne sont pas d'ici, ces carcasses vides ressemblent à de vilaines cicatrices qu'il faudrait refermer. Ce n'est qu'en connaissant vraiment la mentalité de cette région, en parlant avec les anciens (ou les pas-si-anciens) que l'on peut se faire une idée de l'importance de cette industrie et comprendre comment elle a façonné les esprits et les corps.
« J'ai passé ma vie là - dans ce laminoir
Mes poumons - mon sang et mes colères noires »


Car ces géants (certaines usines faisaient plusieurs kilomètres et on s'y déplaçaient, à l'intérieur, en mobylette ou en petit train) représentaient toute la vie. Ils ont fourni un travail assuré et stable à des générations d'ouvriers. Pas d'inquiétude pour l'avenir des enfants, qui allaient forcément être engagés et qui, généralement, abandonnaient l'école le plus vite possible. L'époque de la Reine Sidérurgie est vue comme une sorte d'Âge d'or, même si les conditions de travail étaient difficiles, épuisantes et souvent dangereuses physiquement.
Une époque que l'on regrette là-haut. De nos jours, il faut des diplômes de plus en plus élevés dans l'espoir minime d'avoir un emploi forcément précaire. La mort de la sidérurgie a transformé la Lorraine, la Moselle en particulier, en une région socialement agonisante que l'on fuit car, à part la proximité de l'Allemagne et du Luxembourg, elle ne présente plus un grand intérêt économique.


Il reste des regrets, des souvenirs, et un état d'esprit façonné par la sidérurgie.
Regrets d'un époque de travail reprise en boucle par l'entêtant refrain de la chanson de Lavilliers. Un travail qui donnait un position sociale, qui donnait une forme d'honneur, car peu de choses sont plus dégradantes que l'inactivité :
« J'peux plus exister là
J'peux plus habiter là
Je sers plus à rien - moi
Y'a plus rien à faire »


Regret d'un logique économique qui détruit tout sur son passage sans jeter un regard sur les vies humaines bouleversées :
« Quand je fais plus rien - moi
Je coûte moins cher - moi
Que quand je travaillais - moi
D'après les experts »


Souvenirs déformés d'une époque que l'on pense plus heureuse et plus facile.
Des paysages marqués par cette industrie que l'on nous présente volontiers comme antique : il reste peu de ces anciens bâtiments, rouillés, aux fenêtres défoncées, entourés de grillages approximatifs qui ne protègent pas du côté dangereux de ces murs instables recouverts de graffitis ; mais toutes les villes sont encore construites autour de cités ouvrières, équivalentes aux corons du Nord, avec leurs enchaînements de maisons toutes semblables, et avec, de lieu en lieu, une « maison d'ingénieur », plus luxueuse, plus grandiose, avec son parc et son jardin.
Et surtout, ce passé sidérurgique a laissé des marques dans les esprits. Un aspect plus combatif, plus revendicatif. Je viens d'un endroit où les syndicats sont encore forts et ont toujours du pouvoir, où l'on n'a pas peur de lutter s'il le faut.
Merci Monsieur Lavilliers pour avoir su dresser un portrait si fidèle à ces paysages.

SanFelice
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le 4 mars 2016

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