à propos de ce titre : Poète, vos papiers ! (1989)

Je vous propose un peu de lecture : Un article de Jean-Marc Grosdemouge paru sur le site www.epiphanies-mag.com
Un autre d'ALEXIS BÉTEMPS paru sur https://philitt.fr/
Et un troisième paru sur http://brassensboulevarddespoetes par Gavroche Via P. Dalmasso



1) Léo Ferré "Poètes, vos papiers !"



(https://urlz.fr/fldz)


En 1989, une seule chose ou presque court sur toutes les lèvres : le Bicentenaire de la Révolution Française. Sa révolution, il y a longtemps que Ferré, le vieux lion à crinière blanche, l’a faite, en quittant le label Barclay (désormais intégré à la major PolyGram, propriété de la firme néerlandaise Philips), pour la maison EPM, où il enregistrera tous ses albums jusqu’à sa mort, un certain 14 juillet 1993.


Le label Barclay sort cette année-là une rétrospective de ses chansons de 1960 à 1974. Plutôt que de ressortir chaque album, le label « éditorialise » la chose, en créant des volumes. Ainsi, le disque qui nous intéresse n’est pas un album orginal, mais le volume 6 du coffret « Avec le temps », consacré aux titres des années 1969 et 1970.


En 1968, les événements sociaux du mois de mai ont permis au chanteur, déjà bien avancé en âge et pas encore connu du grand public, d’éclater au grand jour. La France se cherche socialement, il y a de la tension dans l’air, et son franc parler (« Madame la misère ») trouve un écho fort dans la population. Un titre est sur toutes les ondes : « C’est extra ». Paradoxe : le titre qui révèle Ferré au grand public est un peu un O.V.N.I. dans la carrière du chanteur, plus habitué aux titres plus engagés poétiquement et moins faciles d’accès (« A toi », « Le crachat », « La mémoire et la mer », « La nuit »).


Afin de solder les comptes avec mai 1968, qui a créé bien des espérances (« L’été 68 » est ses « ça ira »), mais qui a déçu Ferré, il écrit « Paris je ne t’aime plus ». En effet, les Français, abrutis par la « téléfaction », ont, dit-il, pris l’habitude d’être à genoux. Ils sont allé voter massivement pour le retour à l’ordre, et Ferré regrette le « Paris de Cohn Bendit ». Il n’aime plus Paris depuis que l’ordre est revenu au Quartier Latin, depuis que Billancourt recommence à désespérér.


Dans ses chansons, Leo Ferré s’en prend également à la dégénerescence de la littérature française : « Poètes vos papiers » fustige les « bipèdes volupteurs de lyres » qui ont « bu du Waterman », « bouffé tout Littré », qui « refoulent du goulot de la syntaxe » et font dans la « poétique libérée ». « Poète, prends ton vers et fous-lui une trempe » préconise-t-il au contraire.


Côté privé, Ferré a vécu durement la mort de Pépée, sa gueunon domestiquée. Pépée, celle qui « avait les mains comme des raquettes », des fleurs dans sa barbiche, et des oreilles comme celles de Gainsbourg. Pépée a été assassinée par la compagne de Ferré, et celui-ci compose pour Pépée la plus belle chanson qu’on ait enregistrée pour un primate. Côté public, ce disque est un instantané saisissant de la fin des années 60 : l’enterrement des yéyés vient de commencer (« L’idole ») et les moeurs restent toujours aussi corsetées. « Petite » est une chanson qu’un homme adresse à une jeune fille : « tu reviendras me voir bientôt (…) quand sous ta robe il n’y aura plus le Code pénal ».


Outre une capacité extraordinaire à capter l’air du temps, Ferré est un excellent mélodiste, et ses chansons, enregistrées avec des orchestres de cordes et de cuivres, sont en tout point majestueuses. L’écoute de ce disque ne peut que donner envie de découvrir le reste de la discographie du chanteur (qui a également publié chez Chant du Monde, Columbia/Odeon, et EPM). Il faut en effet poursuivre la découverte par l’écoute des albums où Ferré met en musique les poètes : Baudelaire, Aragon, Verlaine, Rimbaud et Appolinaire (« La chanson du Mal-Aimé »). Car l’anarchiste le plus célèbre et le plus talentueux de France fut en son temps l’un des plus grands « passeurs de culture », et reste pour les jeunes générations une belle invitation à se plonger dans les plus beaux textes poétiques de la langue française.


Jean-Marc Grosdemouge



2) Le manifeste du désespoir de Léo Ferré



(https://urlz.fr/fldE)


Dans la préface de son premier recueil de poèmes, Poète… vos papiers !, Léo Ferré livrait l’un de ses écrits les plus beaux et les plus violents. À la recherche de la poésie véritable, ce « manifeste du désespoir » renvoyait dos à dos les révolutionnaires et les bourgeois, leurs idéaux politiques et artistiques et leur conception identique de l’humanité, pour ne plus célébrer que la liberté de l’homme solitaire et insoumis – l’unique poète véritable.
La radicalité de Léo Ferré pose problème jusque dans les cercles anarchistes dont il partageait quelques idées, et son héritage poétique demeure mal compris. Davantage estimé pour avoir su sculpter le verbe avec prodige que pour lui avoir insufflé violence et insoumission, il n’est plus désormais que d’hommage artistique pour commémorer le souvenir du « chanteur ». Trop souvent oubliée, c’est pourtant sa rébellion perpétuelle contre les hommes qui caractérise l’esprit le plus singulier de ses écrits. Il constatait amèrement que « la poésie contemporaine ne chante plus : elle rampe ». Contemporain d’une époque où l’insurrection était « de gauche », « comme on dit d’un fromage qu’il est de chèvre ou d’un vin qu’il est de Bordeaux », il avait en effet été témoin de cette soumission de la poésie aux grands idéaux prétendument libérateurs qui s’arrogeaient le monopole de la pensée révolutionnaire.


Or, loin de la lourdeur racoleuse des poèmes tardifs d’Aragon, bien plus éloignée encore des mots d’ordre pseudo-poétiques de mai 68, la poésie de Ferré célébrait le rejet radical de la révolte populaire, de la clameur de la foule et du cri du peuple. Comme Nietzsche ou Mallarmé, il voulait que sa plume soit éminemment aristocratique, donc solitaire, et il reniflait dans la poésie des salons bourgeois les mêmes effluves rances que dans la poésie faite combattante de la classe ouvrière. « Le poète d’aujourd’hui doit être d’une caste, d’un parti ou du Tout-Paris », ironisait-il. C’est précisément pour cela qu’il refusait les conventions poétiques classiques, affirmant que « les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s’ils ont leur compte de pieds ne sont pas des poètes : ce sont des dactylographes », tout autant qu’il exécrait l’affaissement de l’art démocratisé, raillant la vacuité consternante du dadaïsme qui entendait « poétiser le prolétaire ».


Léo Ferré ne fut jamais non plus partisan de l’avant-garde élitiste, ne confondant pas aristocratie et snobisme : « L’art abstrait est une ordure magique où viennent picorer les amateurs de salons louches qui ne reconnaîtront jamais Van Gogh dans la rue. » Son exigence se caractérisait en réalité par un isolement intransigeant, impropre au compromis moderne, et intolérable aux idéalistes, optimistes et humanistes, finalement naïfs. « Les sociétés littéraires, c’est encore la société : la pensée mise en commun est une pensée commune. »


La solitude est ce qui reste à l’homme de liberté


S’il tenait tant à ce que le poète embrasse pleinement sa condition solitaire et accepte la réclusion, c’est parce que Léo Ferré n’accepta jamais de transiger avec sa conviction éternelle ; il ne fut jamais partisan de l’anarchisme, mais bel et bien de l’anarchie. Méfiant à l’égard des courants politiques qui s’en réclamaient et qui n’aspiraient au fond qu’à renverser l’ordre moral sans toucher à l’ordre politique, il lui accordait un sens bien plus puissant et étendu, qui évoque encore les écrits de Nietzsche : c’était l’ordre du monde même qu’il rejetait. L’ordre de la nature, l’ordre qu’appose sur les chaotiques remous de la vérité la perception ordonnatrice de l’homme, l’autorité du réel sur le rêve. « Divine Anarchie, adorable Anarchie, tu n’es pas un système, un parti, une référence, mais un état d’âme. […] Tu es l’avoine du poète. » Seul, l’homme est libre, et devient poète. Enchaînés à nos semblables, nous ne sommes plus que médiocres et désarmés, contraints de suivre le flot implacable de la multitude, « avec nos âmes en rade au milieu des rues, nous sommes au bord du vide, ficelés dans nos paquets de viande, à regarder passer les révolutions ». La solitude de l’homme noyé dans la masse menace plus pernicieusement et plus dangereusement son âme que la solitude de l’ermite éternellement libre qui s’écarte de ses frères pour mieux les aimer.


Il n’y a donc plus rien à espérer des hommes pris ensemble et la seule révolution qui puisse éclater, l’unique combat qui puisse se livrer, sont intérieurs. Plus rien à espérer de l’Histoire non plus : « Le progrès, c’est la culture en pilules. » Plus cynique encore, la société s’avère même prête à profiter de l’isolement de l’homme des masses qui n’aurait pas encore brisé ses chaînes pour retrouver la solitude et la liberté, à faire fructifier son malheur et à en tirer bénéfice. Elle a déjà prostitué l’art, elle se montrera bien capable d’en faire autant avec ce faux désespoir présenté comme inéluctable. « On vend la musique comme on vend le savon à barbe. […] Pour que le désespoir même se vende, il ne reste qu’à en trouver la formule. Tout est prêt : les capitaux, la publicité, la clientèle. Qui donc inventera le désespoir ? » Le véritable désespoir, à l’inverse, est celui du poète, et c’est un cri d’espoir. C’est ce cri que pousse Léo Ferré dans ce manifeste du désespoir, qu’il achève en souhaitant qu’il constitue pour ses frères libres un manifeste de l’espoir, une fois la liberté retrouvée dans la poésie. Car elle est pour lui « ce no-man’s-land où les chiens n’ont plus de muselière, les chevaux de licol, ni les hommes de salaires ».



3) PRÉFACE DE POÈTE, VOS PAPIERS !



(https://urlz.fr/fldU)


On connaît – on n’y reviendra pas – l’origine de ce texte, initialement paru dans Arts du 9 au 15 janvier 1957 sous le titre En France la poésie s’est sabordée, qui a été véritablement ressenti comme une trahison par Breton et ses amis surréalistes. Ce qu’apporte cette correspondance enfin sortie des archives, c’est l’étendue de la déception.


Breton téléphone, Madeleine répond, il hurle à la trahison. Georges Goldfayn qui avait loué Léo Ferré dans un article, « La fleur qui est sur les lèvres », paru dans la première livraison du Surréalisme, même, est consterné. Il écrit une lettre à Breton, le vendredi 11 janvier 1957 (c’est par erreur qu’il écrit « 1956 », bien sûr ; par erreur aussi qu’il écrit « Jeudi »). On y lit : « Je n’ai certainement pas été moins bouleversé que toi par cette sale histoire de Léo Ferré. L’article lu attentivement, je me suis bien persuadé qu’il était d’une grande canaillerie de formulation. Mais, en raison de cette affection particulière que j’avais pour Léo, je n’ai pas pu m’empêcher de vouloir des raisons personnelles pour le détester ». À cette lettre manuscrite, il joint un double de celle qu’il adresse le même jour à Ferré, dactylographiée celle-là, et par pneumatique. Le courrier pneumatique était un système de tubes introduits et propulsés dans des tuyaux à air comprimé, qui transportaient des lettres d’un bureau de poste à un autre, à l’intérieur d’une même ville. À l’arrivée, un postier apportait le « pneu » au domicile du destinataire. C’était la rapidité du télégramme associée à la possibilité d’envoyer une lettre véritable. L’envoi coûtait très cher et n’était utilisé que dans les cas d’urgence ou pour signifier une réelle importance. Un pneumatique de deux pages dactylographiées, c’était pour Goldfayn un signe d’urgence dans l’expression. Il dit à Ferré ne pas comprendre que, s’il s’agit d’un malentendu, il n’ait pas tenté de le dissiper. On sent bien que Goldfayn n’y croit pas et le regrette. D’où cette sommation : « Tu me connais assez Léo pour savoir que sans nouvelles immédiates de toi je me verrais dans la déchirante obligation de penser que l’étalage de ton affection était l’hypocrite manœuvre d’une abominable canaille ». L’expression est très dure, et certainement à la mesure de la déconvenue de Goldfayn.


Cette longue lettre confirme l’appel téléphonique de Breton à Madeleine et le cri à la trahison dont seul Ferré avait témoigné, jusqu’à présent. Elle révèle surtout que Breton avait déjà entretenu Léo Ferré des problèmes du vers classique, rimé et du vers libre. Aucun document n’avait jamais livré cette information (même si l’on pouvait se douter qu’inévitablement, leurs conversations avaient dû amener le sujet). On comprend mieux, alors, combien Poète… vos papiers ! a pu lui paraître une preuve de trahison. Mais Ferré, déjà, créait la langue de tous les registres et le vers libre, conspué dans l’article devenu préface et qui, cependant, sera plus tard utilisé, était présent antérieurement dans Cloches de Notre-Dame (1953) et même, plus anciennement, dans À la Villette (1950).


Le texte de Ferré a été fort mal ressenti, y compris par des gens qui ne le connaissaient pas personnellement, en tout cas moins que Breton. C’est encore un avantage de cette correspondance découverte, que de montrer combien les surréalistes ont pu être touchés par ce libelle.


Par exemple, Adrien Dax, le vendredi 1er février, écrit à Breton, de Toulouse : « J’ai, bien sûr, parcouru le livre de Léo Ferré. Un curieux titre… « pas mal » sans doute (vocabulaire maison) mais je ne vous cache pas que je préfère – et de beaucoup – les chansons aux poèmes. Ces mots coupés en deux par des apostrophes, ces lettres entre parenthèses… aussi cette préface où l’on s’en prend, en roulant des épaules – pourquoi diable ! – à l’écriture automatique, tout cela m’agace un peu ».


De Londres, le 10 février, Mesens raconte : « Je lis de temps en temps un hebdomadaire littéraire français comme on avale une potion amère et, parmi ceux-ci, assez régulièrement Arts qui me tient au malcourant des expositions pharisiennes… C’est ainsi que le texte de Léo Ferré, qui est paraît-il la préface à un livre de ses poèmes que l’on vient de publier, m’est tombé sous les yeux. Impossible, bien entendu, de trouver ce livre à Londres ; non plus d’ailleurs que l’anthologie de Benjamin (jadis ce dernier m’envoyait ses livres avec de belles dédicaces…) Mais que signifie, au juste, ce texte de Ferré (curieux par quelques tournures) dont certaines phrases m’ont étonné et d’autres m’ont abasourdi. « … aux dictats de l’hermétisme et de l’écriture dite « automatique » ». « L’art abstrait est une ordure magique [souligné trois fois] où viennent picorer les amateurs de salons louches qui ne reconnaîtront jamais Van Gogh dans la rue ». Mais de quel abstrait s’agit-il ? Le cubisme, Chirico ? Chagall ? Klee ? Le tachisme ? L’abstrait « lyrique » ? Ce qui milite pour la « plus libre expression » ou pour l’« académisme » modernes ? Pourrais-tu m’expliquer ? »


Renée Beslon, le dimanche 10 février, écrit : « Nous avons lu avec surprise et quelque indignation l’article de Léo Ferré dans Beaux-Arts [sic]. On lui pardonnerait son accent passionné s’il s’accompagnait d’une pensée plus sérieuse, et s’il n’était gâté par trop d’humeur. C’est une bien étrange contradiction que d’appeler à l’Anarchie pour mettre la poésie à la laisse du vers. Il semblerait que la révolte précisément puisse s’accorder toute licence et l’allure même la plus effrénée. En parcourant le volume de Léo Ferré me revint en mémoire une opinion de Jules Monnerot qui alors m’avait blessée dans mes sympathies et pourtant assez troublée pour que je ne l’aie depuis oubliée tout à fait. À savoir que l’anarchiste serait un esprit à qui manquerait hauteur et profondeur ? »


Dans un courrier daté « Jeudi » [vraisemblablement le 12 mai 1957, selon la date de la poste très difficilement lisible sur l’enveloppe], Jacques B. Brunius note : « J’ai acheté sur la recommandation de Benayoun un disque de Léo Ferré. Il y a en effet quelques très belles chansons, sur un ton assez inusité. Le Monsieur en Blanc [sic] est très remarquable. Je n’avais pas assez d’argent pour acheter beaucoup de disques, très chers à Paris en comparaison de Londres, mais il m’a semblé qu’il y avait pas mal de chansons d’un style assez neuf ». Ici, pas d’allusion à la préface. Il semblerait que Brunius découvre seulement Ferré. Et l’on ne sait pas à quand remonte la recommandation de Robert Benayoun à laquelle il fait allusion.


On mesure, au lu de ces lettres – et peut-être en existe-t-il d’autres encore – combien le pamphlet de Léo Ferré a déçu des artistes et des auteurs qui l’avaient accueilli et lui avaient ouvert les bras. Mais on mesure également combien ils n’avaient pas compris que Ferré était un homme indépendant, qui ne serait jamais adhérent d’un parti ou affilié à un quelconque coterie littéraire. Or, comme le sous-entendait Goldfayn dans la lettre déjà citée, le surréalisme était tout, sauf une coterie : « Voilà donc Léo que tu écris un manifeste dans lequel tu mets en cause l’écriture automatique en la rapprochant de l’hermétisme de coteries littéraires ». Le malentendu est total, de chaque côté. Léo Ferré n’a pas saisi les surréalistes (du reste, seuls Breton et Péret l’intéressaient, pas ceux qui les entouraient) ; les surréalistes ont pris pour des contradictions ce qui était des complémentarités de la part d’un auteur qui ne s’est jamais interdit aucun moyen d’expression.


Plusieurs années plus tard, Breton recevra une lettre datée du mercredi 27 mars 1963, de Marie-Josèphe, auteur du recueil Les Yeux cernés paru chez Debresse en 1955, qui lui valut le prix Max-Jacob. D’elle, Pierre Béarn disait : « C’est par le sarcasme que ce petit démon de l’expression dépeint ses sentiments intimes. Elle est la révolte de la chair à l’état brut ; elle est nature ; elle s’amuse et nous amuse ». Et Jean Rousselot : « Marie-Josèphe, sous le parrainage de Tristan Corbière et de Renée Vivien, écrit – Les Yeux cernés – des alexandrins fouaillés, énervés, audacieux ». Elle sollicite un entretien pour montrer à Breton son nouveau manuscrit et écrit : « Je vous rappelle que nous nous sommes déjà rencontrés, ce chez un « ami » qui pour moi n’est plus qu’un souvenir (assez déprimant) à savoir, le narcissiste [sic] Léo Ferré aujourd’hui vedette alimentaire sur les murs de la Capitale dite des douleurs ». Le moins qu’on puisse dire est que se rappeler au souvenir de Breton en débinant celui chez qui ils se sont rencontrés est plutôt indélicat, ou, si elle était au courant de leur brouille, relevant de la flagornerie. On ne comprend guère, non plus, le jugement qu’elle porte sur la célébrité de Ferré, avec une étonnante allusion à un titre d’Éluard, sinon par une espèce de rancœur : Marie-Josèphe est alors oubliée, Ferré au contraire a connu le succès. Il n’y aurait guère d’intérêt à citer cette lettre, si l’on n’en pouvait tirer un enseignement. La poétesse a connu Ferré enregistrant chez Odéon. Il est aujourd’hui chez Barclay. Son ressentiment est révélateur d’une réaction alors fréquente : en changeant de maison de disques, Ferré se serait compromis. Ce que produit Barclay serait plus commercial, les disques de Ferré seraient moins bons qu’autrefois… C’est très amusant car, lorsque Léo Ferré quittera Barclay, il se trouvera beaucoup de gens pour regretter – et aujourd’hui encore – ce catalogue, supposé indépassable. C’est un autre sujet.


Pour ne pas conclure


À l’histoire telle que je l’avais reconstituée en son temps, sont donc venus s’ajouter la Lettre à l’ami d’occasion et tous les documents aujourd’hui disponibles. La Lettre à l’ami d’occasion reste un exercice de style : jamais envoyée, incorporée au recueil inachevé des Lettres non postées, elle est un texte de Ferré avant tout. Son ton est radicalement différent de la correspondance réellement échangée avec Breton. Parmi les passages de ce texte qu’éclaire désormais le fonds d’archives, on trouve : « Je ne vous avais jamais lu, parole d’honnête homme, je ne l’ai guère fait depuis à quelques pages près. Les compliments qu’il m’a été donné de vous faire à propos de ces quelques pages étaient sincères, je le souligne ». Ces phrases sont sans nul doute à rapprocher de l’allusion faite à Arcane 17 dans la lettre du 6 février 1956.


Il manque évidemment, à ce jour, les lettres adressées par Breton à Léo Ferré. Elles permettraient que l’éclairage soit complet et ne s’exerce pas d’un seul côté. Lorsqu’on disposera de ces pièces indispensables, il faudra revoir ces réflexions pour les compléter à nouveau.


Cette aventure s’avère de plus en plus complexe. Au-delà de l’aspect outrancier de la phrase de Breton (« En danger de mort, ne faites jamais paraître ce livre »), on commence à mieux comprendre. Breton n’aime pas le recueil Poète… vos papiers !, ce qui est son droit, et sa phrase est pour lui un conseil d’ami. Il veut éviter à Léo Ferré la publication de ce qui lui paraît un mauvais livre. Disons qu’il s’y prend mal : c’était mal connaître Ferré. Cette rupture signe finalement des différends littéraires plus profonds, si l’on en croit Goldfayn. Les deux hommes s’étaient déjà entretenus du vers libre et du vers classique. Avec le recul et sachant ce que Ferré écrira par la suite, on peut se dire que c’était un faux problème : Ferré voulait utiliser toutes les formes d’expression sans rien s’interdire, et son vers classique ne l’est pas toujours, notamment lorsqu’il mêle à la préciosité ou à la simple délicatesse le trivial, le scabreux ou l’humour. Les apocopes qu’on a critiquées (lettre d’Adrien Dax), lui en use et s’en moque puisqu’il admet d’écrire avec ou sans, éventuellement dans le même texte.


Je pense que l’erreur – je veux dire le raté de l’amitié – vient de la sensibilité de l’un et de l’autre. Breton ne peut pas admettre le manuscrit qu’on lui a fait lire et pour lequel on lui a demandé une préface. Ce recueil est trop contraire, dans sa forme, à ce qu’il défend depuis 1924 et le pire est qu’il vient d’un ami, reconnu et encensé dans une publication qu’il dirige. Maladroitement peut-être, il use d’une formule que Ferré ne comprend pas réellement parce qu’il se place sur le terrain affectif et que les prises de position « techniques » ne sont pas son fait. Léo Ferré transforme ce refus littéraire en peine personnelle. Je crois que c’est cela : un motif littéraire se mue en coup affectif et le désordre s’installe.

Jean-2022
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le 6 avr. 2021

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