https://youtu.be/38ENHLs63hQ


Je fis face au Steinway laqué noir, qui avait la bouche grande ouverte de ses dents d’ivoire, blanches et noires. C’était un appel au toucher, surhumain de ne pas y mettre la main, peut-être surhumain cela dit d’y mettre les doigts. Je fus impressionné.


Deux bras passèrent respectivement au-dessus de chacune de mes épaules, et dix doigts effleurèrent d’abord les touches blanches, sans aucune nervosité. J’étais dépassé. Trois doigts se posèrent, ils étaient en contact. Ils se détendaient au contact de l’objet écrasant. J’avais le fantôme autour du cou.
– As-tu jamais vraiment profité de la lumière de la nuit, me demanda-t-il.
– Pardon ?
– Le ciel, la nuit, qu’en penses-tu ?
– Je sais pas.. oui c’est beau.
– Oui. Mais encore… qu’y a-t-il de beau ?
– Bah la lumière oui. La Lune, les étoiles… c’est beau quoi.
– Et pourquoi c’est beau ?
– … Je sais pas… la nuit c’est un peu triste aussi.
– Et oui, c’est beau et c’est triste… c’est possible ça tu crois ?
– Je ne sais pas.
Sorcellerie.
– Écoute ce que je vais te jouer, c’est le Clair de lune de Beethoven… ça fait longtemps que je n’ai pas interprété ce morceau. Tu sais à une époque j’étais…
Ah, le fameux Beethoven. L’énigme. La musique du cerbère et du saint-bernard. Nous y venions enfin, et je loupais la fin de la phrase. Il continuait :
– Je voudrais que tu t’imagines à la place de mes doigts, c’est très important, tu dois te rendre disponible, pour fusionner un peu.
– Je comprends rien. C’est qui ce Beethoven ?
– Tu vas voir, mais pour ça tu dois être concentré. Je voudrais… Imagine que c’est toi qui joues, et que tu veux y mettre une intention. Essaie de sentir les nuances, d’en imaginer même, essaie d’imaginer que tu joues parce que tu as quelque chose à dire.
– Mais c’est vous qui jouez n’est-ce pas ?
– Bien sûr, répondit-il à mon air inquiet, pour l’instant je t’explique seulement comment écouter. Alors écoute, dit-il, solennel.


Trois doigts s’enfoncent dans le noir des notes altérées. Inflexion. Derrière le vernis, trois marteaux frappent trois cordes. Deux marteaux, les plus graves, aussi graves en ressenti que le tonnerre, répondent mécaniquement au pouce et à l’auriculaire de la main gauche, en écart d’octave inhumain. Mon corps vibre c’est ambiguë, vivant et triste. Les trois premières notes en accord posent un écrin, c’est un socle amer, mélancolique, c’est la faute des quatre Dièse à la clé paraît-il ; la main droite avance, elle caresse la mesure en arpège : quatre répétitions de trois notes, les deux plus basses du pouce et de l’index sont noires, et la dernière est blanche. Lumière. Quatre fois. Première étoile, deuxième étoile, troisième étoile, quatrième étoile : côtes à côtes en ligne droite. La première mesure est une constellation plutôt sobre. Quatres étoiles posées en bibelots sur la nuit. La combustion d’une étoile est terrible, inimaginable, mais de loin ce n’est qu’une petite musique. La main gauche se transpose d’un cran.
Deux naines blanches apparaissent alors, paire d’étoiles majestueuses, calme et tranquille. Ce sont deux Do dièses que tu viens d’entendre se transformer en Si bécarres, me dit le fantôme pointant sa main gauche avec son nez, regarde comme mes doigts sont écartés, cela s’appelle une octave, un jour tu en seras peut-être capable…
Paire d’étoiles en résonance sonore, double optique, séparées par l’altitude. C’est presque transparent à nos oreilles, mais ça saute aux yeux. La musique à gauche et à droite dessine des combinaisons sur le clavier.
Le Si bécarre à gauche est un recul pour se tendre, une gachette armée, c’est l’impulsion fondamentale de la deuxième mesure, qui prépare la troisième.
Troisième mesure, La bécarre me dit-il en me montrant sa main gauche qui tombe encore, auriculaire et pouce toujours, explosion plus basse de deux nouvelles naines blanches, doubles en octave elles aussi, et la main droite s’envole un peu plus haut, c’est une libération qui sonne déjà passagère, La Do dièse Mi, deux étoiles filantes qui bordent la nuit. Je suis pris de court, la troisième mesure se scinde, en plein milieu, et les deux naines blanches meurent dans la nuit d’un Fa dièse fort grave, toujours en octave à gauche ; le Mi aussi meurt, la blancheur supérieure s’éteint dans la nuit fine d’un Fa dièse aigu.
La Ré bécarre, pouce et index, évanescences lumineuses de la main droite au milieu des dix autres doigts, sur le clavier les mains se décalent en montant, le blanc cerné de noir, la nuit emporte les étoiles en altitude, c’est entraînant et instable. Je suis aspiré.
Je plonge à reculons dans la quatrième mesure, intégralement noire, si ce n’est le petit miracle in extremis : le Si dièse est une touche blanche vois-tu, c’est un do, c’est une surprise de la gamme.
L’étoile survit seule pile au milieu du clavier.


– Vous êtes un fantôme ?
La question s’adressait à la note, c’est le fantôme qui répondit.

Vernon79
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le 7 juil. 2018

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Vernon79

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