Ode à Gégé

C'est une montagne. Un colosse.
Un morceau de France à lui tout seul. C'est le sculpteur et son ébauche. Le créateur et son chef d'oeuvre.
L'enfant des rues qui se modèle lui-même avec la gadoue des caniveaux. L'exemple à ne pas suivre et la statue du commandeur.

L'enfant de Dieu qui a survécu aux faiseuses d'anges, aux aiguilles à tricoter de la Lilette, sa mère.
Une erreur de la nature tombant le cul par terre dans cette famille de rebuts Balzaciens. Le brouillon d'un bouquin de Zola retrouvé dans la poubelle entre les épluchures de pommes de terre et les cadavres de bouteilles de pif bon marché.
Cinq frères et soeurs. Une mère fatiguée, éreintée, voûtée par la vie. Une femme seule qui vit en couple. Une "pondeuse", une "tricoteuse", mi-sainte mi-sorcière, qu'il aida à accoucher de deux de ses frangins au milieu de la cuisine.
Un paternel tôlier-formeur. Un Bacchus de seconde zone, une sorte de Dyonisos en bleu de travail hantant les estaminets castelroussins crasseux ; un Dieu du vin cabossé rentrant tout les soirs sa carcasse avinée dans son Olympe de banlieue. Le Dédé qu'il s’appelait ce Dieu Grec à béret Basque.

Survivant. Survivant de ces aiguilles à tricoter sataniques, il va grandir le Gégé. Comme il peut. Suivant le vent, comme un arbuste sans tuteur. La liberté de la nature. Un peu tordu, un peu cassé mais plein de force, de vigueur. De la sève, de la sève à gogo, de la sève qui lui coule sur les pompes et lui dégueulasse ses slips.
Pis de la sève, il en a plein ses poches le Gégé. Faut dire qu'il est gaillard le môme. A dix piges, il en fait au moins quinze. L'école c'est pas son truc, alors il rôde, il se balade, au fil de l'eau, au fil des rues. Il traîne du côté de la fête foraine, il regarde, il voit les autres s'amuser. Lui, il a pas de blé. Alors il se démerde. Il en voit des costauds aux alentours, des baraqués qui se font mousser au punching-ball ou au bras de fer.
Des gros durs ! Ils aiment bien ça les jeunots, les gros dur. "Tu veux me sucer ? C'est dix sacs !" C'est comme ça qu'il se les paye ses tours d'auto-tamponneuses le Gégé. Une petite pute qui vend sa bite aux camionneurs, aux gros durs.
Il grandit vite Gérard. Vingt piges. Un marlou. Pis le cuir lui va si bien, ça lui colle à la peau. Quoi de plus normal qu'une peau de bête sur une bestiole de son genre ? Il a toujours pas un rond le Gégé. Alors il se débrouille. Des petits bourgeois ça manque pas en ville. Alors il les dérouille. Il se fait son argent de poche. Au petit bonheur la chance.

Il s'emmerde à Châteauroux, la ville devient trop petite pour ses immenses épaules; puis les bourgeois commencent à se méfier du grand Depardieu. Il se met à la colle avec un certain Morille, copain de galère et voleur maléfique avec qui il dépouille les morts dans les cimetières des alentours. Plus rien ne va pour Gégé. Il déterre les morts et s'enterre petit à petit dans la petite délinquance. Alors sur un coup de tête, du genre de ceux qui filent aux récalcitrants qui s'accrochent à leur larfeuille, il se casse à Paris. Avec un pote.
Un pote qui voulait faire du théatre. Il va regarder, le grand. Profs et élèves sont fascinés par la bête. Des cheveux longs dégueulasses, une gueule de brute épaisse et des yeux de chien fou, ce sera le gros lot. Le ticket gratos que lui filera Jean-Laurent Cochet pour assister à ses cours pour pas un rond. Ça tombe bien "pas un rond" c'est exactement ce qu'il a dans les fouilles le Gégé.
C'est le choc ! Il entend ! Il entend pour la première fois. C'est Molière qu'il entend. Don Juan.
Il l'a trouvé sa voie. Le théâtre.
Il découvre les livres, les auteurs, les mots. Il apprend à parler, il réapprend à parler, il comprend l'importance des mots, le rythme, la sonorité, l'essentielle beauté de la langue.
Il découvre l'Islam. Besoin vital de spiritualité. Se purifier, se pardonner, tenter de se comprendre et de comprendre les autres. Deux ans d'enseignement, les cinq prières par jour, mais c'est le réel qui le happe. Depardieu est un terrien, un paysan, un païen indécrottable, un panthéiste magnifique.

Ce sera le cinoche son nouvel exutoire. Et quel putain d'exutoire !
Presque cinquante piges de carrière. Des Valseuses à Mammuth, de Blier à Bertolucci, de Truffaut à Ridley Scott. La carrière est à l'image de l'homme: Enorme !
Boulimique, cannibale, l'homme dévore. Tout. Nourriture, alcool, drogues, femmes, films...
C'est un bâtisseur. Pierre par pierre, il va créer sa légende. Film par film, il va construire Gérard Depardieu. Jean Valjean, Balzac, Dumas, DSK, Obélix... Depardieu est tout, tout le monde, commun et unique.
Voyou et homme d'affaires, côtoyant l'élite et ses potos forains. S'imprégnant de mots et de littérature avec Duras et s’imbibant de Côte-Rôtie et de Chablis avec Jean Carmet.
De gauche et de droite, détesté par les deux camps il les gratifie d'un tonitruant bras d'honneur. Gégé il les emmerde tous ces énarques émasculés. Ils en veulent à son pognon, il s'arrache Gégé.
La Belgique ! Juste à côté. Pour sûr il se fout de leur gueule. Puis la Russie. Main dans la main avec Vlad l'empaleur. Les médias le jugent, les politiques le jugent, Phillipe Torreton le juge...
Les médias c'est l'auge dégueulasse qui sert à nourrir les cochons.
Les politiques qui s'indignent de ce départ ? Ces hauts fonctionnaires qui ne se sont jamais salis les mains en filant des beignes pour chouraver dix balles ou en déterrant les cadavres pour récupérer une putain de dent en or; cette population protégée ne connaissant le peuple que de loin, par les hautes fenêtres dorées des ministères aristocratiques. Ces escrocs légitimes qui s'offusquent qu'il préfére garder son pognon plutôt que de leur filer pour le voir disparaître entre les cuisses d'une pute de luxe ou d'une actrice de seconde zone.
Torreton ? Qui c'est ?
Il se casse le Gégé et il les emmerde. C'est un bout de France qui s'est détaché, qui dérive vers les rives glaciales de la Sibérie.
Un chef d'oeuvre volé dans notre musée national par les Russes à cause d'un conservateur incompétent.
Paumé dans l'Oural, il ressasse ses souvenirs, il les emboîte comme des poupées Russes. C'est loin la France. Alors il revient de temps en temps. Pour un rôle. Pour du fric.
On revoit sa gueule. Sa trogne monumentale. Ça nous fait plaisir. C'est comme retrouver un vieil Oncle, un membre de la famille qui rentre par surprise et qu'on est heureux d’accueillir à sa table.

C'est l'écharde plantée dans le pied de la France et son plus fidèle représentant.
C'est Gargantua et Emma Bovary. C'est la gouaille et la discrétion. C'est la douceur et la violence. C'est le chaud et le froid. C'est ton père et ta mère.
Une nature, les six côtés d'une France qui lui ressemble terriblement malgré elle, le miroir déformant dans lequel on se regarde le matin en se demandant qui est ce qui a pu nous filer un tarin pareil.
Un gamin des rues qui devient un héros, une légende vivante qui boit un coup de rouge dans le troquet du coin juste à côté de toi.
C'est tout ça Gégé. La vie qui défie la mort au quotidien et qui gagne à tous les coups.

Gérard Depardieu c'est nous.