«Le roman doit se défaire de l’emprise que le « sujet » exerce sur le genre : ce qui importe, c’est moins l’histoire racontée que l’impression qu’elle produit et les mouvements d’une conscience qu’elle entraîne » Le Roman, Nathalie Piégay-Gros
Et voilà, cette Nathalie me fait comprendre en quelques mots ce que je n'ai jamais su dire sur la série Louis. Cette série ne te raconte pas l'histoire d'un comique, ni celle d'un père de famille divorcée à New York, ni celle d'un type qui cherche le love... ni les trois à la fois. C'est juste l'histoire d'un type. Et la plupart des scènes dépasse complètement le « sujet », du coup, puisqu'il n'y en a pas vraiment, de sujet. Le statut et la situation du type, ses ambitions, c'est juste un cadre. Les situations elles-mêmes ne sont que sujets oubliés. Tout passe dans les yeux (et un peu dans la vanne, par éjaculations précoces), dans les postures, dans les mots échangés... le temps s'adapte. Les scènes prennent le temps, justement. Je devrais laisser Nathalie en parler:
« Le roman est le genre par excellence qui rend le temps humain, non pas parce qu'il représente les hommes et qu'il parle toujours de l'existence humaine, [comme le note justement Virginia Woolf, voir plus loin] mais parce qu'il configure le temps. En ce sens, la notion de crise est essentielle, pour une écriture qui doit ménager des seuils. Aussi, le roman exacerbe les passions, dénoue les destins, syncope les existences. Mais, le roman du XXe siècle, à la suite de Flaubert, a accordé une importance de plus en plus grande à l'écriture de l'instant. Ces moments exceptionnels par leur intensité, par leur force poétique – Joyce les nomme « épiphanies », insistant ainsi sur leur dimension spirituelle - brisent le cours linéaire et objectif du temps. Dans ces instants, la description est particulièrement précise, le monde semble se donner avec toute sa plénitude : "L’ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les gouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue" (Madame Bovary). Ces éclats de descriptions font comprendre combien Flaubert voulait dédramatiser le roman, voire, comme le suggère Gérard Genette [connais pas, mais faut bien rendre à Gérard ce qui est à Gérard – N.D.L.R] lui faire subir une forme de « déromanisation » pour arriver à " un roman non romancé, tristes, indécis, mystérieux comme la vie même " ».
À la lumière de la série Louie, on a envie de focaliser sur ces mots « non romancés, tristes, indécis, mystérieux comme la vie même ». Comme le dit Nathalie, c'est d'abord une histoire de temps. Et de focalisation. Prendre le temps, pour ne pas servir une vision déterminée. C'est pour cela qu'il est tellement dur de dire à quel point on aime Louis, et qu'il est si difficile de donner envie à quelqu'un de regarder cette série, sans employer:
1) la description exhaustive de scènes en entier
OU
2) un simple « regarde, tu verras, c'est cool ».
On ne peut que prévenir de la force de cette série. Cette série « a le temps », comme le roman. Comme le roman, elle « développe, prolonge, détail, analyse sans être limité par rien d'autre que son souci de faire sens ». Et ainsi, elle prend le temps de focaliser les dialogues sur l'instant présent, et non sur l'intrigue. Elle s'extirpe du langage romanesque en quelque sorte. Virginia Woolf, dans son Art du roman, nous dit :
« C'est la vertu de la langue, de l'organisation, de la construction, de nous tenir à distance de la vie individuelle et d'en cacher les traits, tandis que c'est la vertu du roman de nous mettre en étroit contact avec la vie »
Y'aurait-il une lutte intestine au sein de cet homme, tiraillé entre le spectacle des sketchs, aussi sincère cherche-t-il à les rendre, et la vraie sincérité, celle de la réalité, sans structure ?
Et oui, vous avez bien senti que Louis en dehors de la scène il est beaucoup moins labial. Il est puissant ce contraste, entre le Louis passablement timide, angoissé, complexé, et le Louis prolixe de la scène, qui parle de tout à outrance avec une décomplexions hilarantes. Et que c'est, non pas étrange, du moins singulier, qu'un comique dont la parole est le métier - et probablement la passion - tombe amoureux d'une muette...
Virginia Woolf nous donnera le mot de la fin, qui n'est bien entendu pas une réponse :
« C'est la vertu de la langue, de l'organisation, de la construction, de nous tenir à distance de la vie individuelle et d'en cacher les traits, tandis que c'est la vertu du roman de nous mettre en étroit contact avec la vie. S'ils se trouvent dans un même auteur, les deux pouvoirs luttent ensemble. Le romancier le plus complet est celui qui peut équilibrer les deux, de manière à ce qu'ils se réhaussent mutuellement »
Notes:
« Musique et langage, selon lui, allaient de pair, au fond ne faisait qu'un, le langage était musique, la musique langage et, séparés, chacun des deux s'efforçait vers l'autre, l'imitait, lui empruntait ses moyens d'expression, chacun cherchant toujours à se substituer à l'autre. Comment la musique pouvait commencer par s'incarner dans des paroles, être pensée est élaborée en mots, il voulut me le démontrer du fait qu'on avait vu Beethoven composer au moyen de vocables. « Qu'écrit-il là dans son carnet ? » Avait demandé quelqu'un. « Il compose. » « Pourtant, il trace des mots, pas des notes ? » En effet, telle était sa manière. Il consignait ordinairement par écrit la courbe mélodique d'une composition, y intercalant tout aux plus quelques notes de-ci delà. » Le Docteur Faustus p201