March Comes in Like a Lion
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March Comes in Like a Lion

Anime (mangas) NHK (2016)

"Il est une tristesse si profonde qu'elle ne peut pas même prendre la forme des larmes."

Cette citation de Haruki Murakami m'est revenue à l'esprit lorsque Rei Kiriyama s'est présenté à moi, son sourire invariablement tourné dans le mauvais sens, son regard de jade perdu dans la brume et la mélancolie, sa tignasse noir de jais perchée au sommet d'une silhouette fragile, chétive... Rei est un adolescent de 17 ans, au passé endeuillé par la disparition tragique de sa famille, et marqué depuis par une continuelle solitude. C'est aussi un joueur de shogi extrêmement talentueux placé très tôt sous le feu des projecteurs, un potentiel grand champion en devenir. Rei, c'est enfin l'un des personnages les plus fouillés et les plus attachants qu'il m'ait été donné de voir à l'écran, le protagoniste d'une histoire traitant avant tout d'une pathologie bien connue mais souvent mal comprise : la dépression. Notre jeune garçon est en effet presque totalement éteint, apathique, solitaire. Il dégage une présence quasi-spectrale. Malaise, inquiétude, crainte, mais aussi peur, colère voire haine occasionnelle constituent son lot quotidien d'émotions, en plus de sa forte propension à se dévaloriser par rapport aux autres... Mais comment ressentir autre chose lorsque l'on a tant de mal à se comprendre et à s'aimer soi-même ? Comment manifester la moindre vitalité de corps et d'esprit lorsqu'une partie de soi est morte en même temps que ses proches ?

Les larmes parviennent néanmoins à émerger, parfois, au fil d'un rêve ensommeillé où la lucidité brûle davantage qu'à l'accoutumée, ou par l'intermédiaire d'un acte banal au premier abord, mais qui suscite presque instantanément la remontée d'un souvenir douloureux. Ces petits moments inattendus où l'on atteint cette profondeur de soi pour toucher du bout du doigt cette tristesse enfouie. Quand bien même il arriverait à sangloter, Rei n'a aucun véritable contrôle sur ce genre de pulsion émotionnelle. Cette eau, qui ne coule que trop rarement de ses yeux, représente l'élément central de l'histoire qui nous est proposée ici. De son histoire. L'eau comme source d'apaisement pour l'esprit, mais également comme agent inhibiteur de sa vie. L'eau pour contrebalancer l'assèchement de son coeur, mais pour s'engourdir dans le même temps. L'eau est insidieuse, elle l'encourage à se laisser aller à une complaisance piégeuse dans ce qui semble au départ lui faire seulement du bien. L'eau comme métaphore de la solitude. Rei nage, il nage seul, encore et encore, jusqu'à l'épuisement physique et mental. Et lorsqu'il parvient même à se libérer enfin d'une envie irrépressible de cracher sa colère et de hurler ses foudres, la place est déserte, les rues sont vides, il n'y a personne pour écouter. Mais Rei, personne ne t'entendra crier si tu es sous l'eau !

Outre cet isolement, des manoeuvres ont bien été entreprises par notre jeune garçon afin d'éviter la noyade, mais avec plus ou moins de réussite... Le shogi a été salvateur au moment du drame familial, une issue de secours vers une activité qu'il n'aimait pourtant pas particulièrement, mais c'était mieux que rien. Et aujourd'hui encore, il n'a que le shogi dans la vie, selon ses dires tout du moins... Un jeu long et fastidieux à maîtriser, dont les parties peuvent s'éterniser pendant plusieurs heures, à 1 contre 1. Un certain moyen (ou un moyen certain) d'entretenir sa solitude, un milieu dans lequel il est possible de réussir sans trop côtoyer les autres, selon ses croyances tout du moins... Le départ du foyer adoptif a également été une décision prise pour tenter de garder la tête hors de l'eau. Fuir cette nouvelle famille dans laquelle seul le père offre une affection toute relative et plutôt intéressée, fuir cette demi-soeur perverse, haineuse et manipulatrice, fuir ce demi-frère fantôme, fuir pour ne pas aggraver la situation et accéder par là même à une indépendance matérielle et financière qui lui permettra de devenir adulte, c'est ce qu'il pense tout du moins... Toutes ces réactions instinctives de survie lui ont seulement permis de continuer à avancer, mais sans réellement le sortir du gouffre. Mais Rei, survivre, ce n'est pas vivre...

Heureusement, March comes in like a lion(MCLL) est une série qui se veut optimiste, et c'est pour cela qu'elle fait du bien ! Même si elle paraît désespérante et désespérée, il n'y a pas de fatalité à la situation de Rei, il n'y a que des solutions ! Et cette renaissance s'amorcera bien entendu grâce à des rencontres fortuites... Eh oui Rei, c'est dans l'autre que la solution se trouve ! Traverse ce pont au milieu de la ville, ce pont qui te relie aux autres, sur l'autre rive, tout en te maintenant tout entier hors de l'eau ! Va retrouver Akari, Hinata et Momo au magasin familial, va retrouver Shimada et Nikaido à l'atelier de shogi, va au lycée te faire des amis, va vivre !

Et c'est ainsi que notre binoclard favori va lentement mais sûrement débloquer sa situation, au gré de ses quelques précieuses relations sociales. De nouvelles questions, réponses et prises de conscience vont émerger au fil des échanges et des observations, et un nouveau paradigme va se dévoiler petit à petit à ses yeux. Non sans anicroche bien-sûr, mais rien n'est gratuit en ce monde. La prise de conscience de certaines vérités, sur la vie en générale comme sur soi-même, est parfois douloureuse sur le coup, mais toujours libératrice dans un second temps si elle ne l'a pas été dès le premier, car elle lève le voile sur un inconnu qui devient alors connu. Alors dis-nous Rei, peut-être que le shogi ne représente pas la seule et unique chose que tu peux maîtriser dans la vie, et que de ce fait il n'est sans doute pas nécessaire d'avoir si mal à chacune de tes défaites si tu peux te raccrocher à d'autres cordes, à moins que tu n'aimes ce jeu finalement... Peut-être que travailler le shogi à plusieurs permet de progresser plus rapidement, en évitant de se retrouver coincé sur des parties capitales comme tu l'es dans la vie, au lieu de plafonner à ton niveau, seul chez toi... Peut-être que l'indépendance matérielle et financière ne suffit pas à devenir adulte, et que déménager n'a rien arrangé à la situation dans ton foyer d'accueil... Au fond, nous faisons partie d'un tout dans lequel nous devons lutter pour vivre, quand bien même cela engendrerait un mal involontaire à autrui. Non Rei, ce n'est pas de ta faute si ta famille adoptive est partie à la dérive... Et peut-être qu'il faut enfin mettre un terme à cet isolement excessif afin d'interagir régulièrement avec les autres, bien au-delà du cadre du shogi. L'individu est ainsi fait qu'il a besoin que l'on ait besoin de lui. Mais pour que l'on ait besoin de lui, il faudrait d'abord qu'il accepte d'avoir besoin des autres.

Shimada est sans aucun doute le personnage le plus travaillé de tous juste après Rei, et c'est principalement par son intermédiaire que ce dernier va retrouver un certain dynamisme dans sa façon d'être, et même un semblant de sourire, chacun d'entre eux ayant d'une certaine façon besoin de l'autre, et se sentant de ce fait utile pour l'autre... Ils pourraient d'ailleurs être partiellement confondus, dans le sens où Shimada représente un peu ce que Rei pourrait devenir s'il continue sur sa voie sans trop changer de cap, mais sous certains aspects seulement. Un rapprochement souligné par leur santé fragile, mais aussi par la représentation symbolique de leurs faiblesses respectives : l'eau pour Rei et la neige pour Shimada. Et de l'un vers l'autre, l'eau a gelé... Nikaido est également un personnage central de l'histoire. Ami et rival autoproclamé de Rei depuis le collège, il a besoin de celui-ci pour se surpasser. Le professeur principal du lycée apporte aussi sa pierre à l'édifice en soutenant énergiquement son "idole" : il est admiratif de Rei, et va se mettre en quatre pour assurer sa réussite sociale et scolaire, sans doute en échange de quelques cours de shogi... ? Enfin, nos trois pétillantes jeunes soeurs ne sont pas non plus en reste. Elles ont un rôle prédominant dans la vie du jeune garçon, en ce sens qu'elles ont besoin de sa présence régulière pour se sentir bien, la vie ne les ayant pas épargnées non plus. Et en retour, il est accueilli chaleureusement chez elles, un accueil agrémenté de quelques plats faits maison et de ronronthérapie... Voilà Rei, voilà tes véritables issues de secours, voilà ta véritable nouvelle famille ! Prends conscience de la chance que tu as d'avoir un tel entourage et tant d'affection à pouvoir donner et recevoir...

Outre son indéniable richesse de fond et sa justesse dans le traitement de sujets difficiles, MCLL est aussi un travail de forme, un visuel ébouriffant qui s'exprime souvent bien mieux que de simples lignes de dialogue. La série ne lésine pas sur les symbolismes, qui y sont flamboyants de pertinence et d'esthétisme, et de nombreuses scènes parlent pour ainsi dire d'elles-mêmes, comme ce contraste détonant entre l'appartement vide et froid de Rei et la maison garnie et chaleureuse des trois soeurs. On se retrouve revigoré, à l'image de Rei lui-même, par ce changement d'atmosphère, de sons, d'odeurs et de couleurs, lors du passage de l'un vers l'autre. La mise en scène est savoureusement efficace, que ce soit dans les moments d'humour et de tendresse, de tension et de réflexion, ou dans les moments plus difficiles. Nos yeux s'ouvrent grand, se plissent ou s'embuent, c'est selon. Par ailleurs, l'alternance entre l'humour et les passages plus dramatiques est des plus équilibrée. Elle se réalise souvent brusquement mais toujours avec une grande maîtrise, et ne manque jamais de sortir Rei de sa torpeur ! On pourra en outre apprécier les envolées pianistiques qui accompagnent à merveille certaines parties de shogi rendues captivantes là aussi par une mise en scène aux petits oignons dont seuls nos amis nippons ont le secret.

Quand j'y pense, je dirais que la dernière fois que j'ai eu affaire à un personnage aussi intéressant et travaillé que Rei, c'est lorsque je me suis retrouvé face à un certain Shinji Ikari, le protagoniste d'Evangelion, ce dernier possédant un vécu et des tourments similaires sur de nombreux points. Mais MCLL, en tant que "slice of life", reste cependant une série bien plus accessible et recommandable que son aîné, avec une approche de la dépression beaucoup moins sombre, violente ou dérangeante. Cette saison de 22 épisodes (je n'ai pas encore vu la seconde saison à l'heure où je rédige ces lignes) a été pour moi une bouffée d'oxygène, une friandise que j'ai pu savourer lentement et tranquillement sur plusieurs jours et croyez-moi, pour me faire apprécier un "slice of life", il faut se lever tôt ! Et pour enfin conclure ce billet un tantinet longuet, je dirais à Rei qu'il m'a fait du bien, que même s'il est souvent réticent à s'attacher aux autres, je me suis attaché à lui. Je lui dirais qu'il doit retrouver les enfants qu'il a étés et qu'il a laissés malgré lui au bord du chemin dans les moments les plus difficiles de sa vie, de les prendre par la main et de leur assurer que ce n'est pas de leur faute, qu'ils ne sont pas seuls, qu'ils vont à présent avancer et combattre ensemble. Leur garantir que sur le long terme, si l'on se donne une chance de rebondir, toute expérience douloureuse peut se muer en un trésor de réussite et de sérénité.

Alors dépêche-toi Rei ! Le printemps approche, et le tournoi du "Roi Lion" va bientôt commencer !

AlekD
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le 29 juil. 2022

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AlekD

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