Gregoire Simpson
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Gregoire Simpson

Émission Web (2020)

Ben Nevert est-il vraiment féministe ?

Cette question, elle a popé comme ça, au cours du mois d’octobre 2023, parmi mes recommandations YouTube.

Je me souviens qu’à l’époque, cette question, elle m’avait doublement intrigué. Intrigué d’abord par rapport à son sujet. Parce que, bon, Ben Névert, de ce que j’en savais, c’était juste un type qui animait un talk sur l’intimité masculine et que, à partir de là – parmi ce qui m’apparaissait être les grandes questions d’actualité – je trouvais qu’il était particulièrement oiseux de s’attarder sur le fait de savoir si ce type était bien féministe ou pas. Et puis, à côté de ça, j’ai aussi été pas mal intrigué du fait que l’algorithme de Youtube ait pu s’imaginer un seul instant que ça allait m’intéresser de me coltiner 52 minutes de visionnage sur un sujet aussi secondaire. Non mais oh ! Moi, cliquer sur une vidéo qui analyse Ben Névert ?

...Et pourtant j’ai cliqué.

J’ai cliqué sur cette vidéo tout comme j’ai cliqué sur celle qui la précédait et qui s’intitulait Quel genre de mec est Ben Névert ? ...Et tout comme j’ai aussi cliqué sur la dizaine de vidéos qui avaient été postées préalablement sur le compte.

Comme quoi, il n’y a pas à dire : il est quand même balèze l’algorithme de YouTube...


Alors – vous vous en doutez bien – si je vous présente ainsi ma découverte de la chaîne de Grégoire Simpson, c’est pour vous dire à quel point celle-ci est rapidement parvenue à me hameçonner. C’est que, derrière cette apparence de vulgaire drama, l’auteur a su dérouler un vrai contenu de fond, plus global, plus profond et plus subtil, et que c’est bien évidemment cette approche plus globale, profonde et subtile qui m’a fait rester. Une approche de vulgarisation en somme. Une approche qu’on pourrait presque qualifier d’ « à l’ancienne »



C’est peut-être même ce qui m’a le plus surpris au moment de parcourir les premiers épisodes. On sent une formule qui a besoin de se roder et de s’accorder avec son temps. Les memes s’y enchaînent, et souvent bien plus que de raison (Shooting Stars, même en 2020, c’était déjà devenu insupportable). L’injonction au LOL en hache régulièrement le propos, ce qui se pose parfois comme un obstacle à la compréhension de sujets pourtant très intéressants. Cependant, force est de constater que les fondamentaux sont déjà là et que le meilleur reste à venir...


Parce que, bien que perfectible, on la sent très vite ambitieuse, cette chaîne de vulga.

Les premiers sujets abordés disent d’ailleurs quelque chose de cette ambition, ne serait-ce que sur le fond : Bourdieu et le sens de la vie pour ce qui est de l’épisode 1 : la nature scientifique de la méthodologie des sciences sociales pour ce qui est des épisodes 2 à 4 ; le positionnement politique de la philosophie de Martin Heidegger pour ce qui est de l’épisode 5…

Dans ces vidéos, on n’hésite pas à parler des pensées de Blaise Pascal, de Max Weber ou de Karl Popper, mais aussi des travaux sociologiques de Pierre Bourdieu (forcément), Jean-Claude Passeron ou Bernard Lahire. On aborde des concepts tels que la « reconnaissance sociale » ou le « falsificationnisme ». On évoque une possible distinction entre sciences formelles, sociales et expérimentales. On nous parle de « raisonnement par analogie », de « modèles déictiques », d’« herméneutique libre » ou d’ « illusion nomologique »... Tout ça est toujours fait avec des sources et des citations à l’appui, de manière très accessible, sans qu’on ait besoin de cette agaçante bouillie de memes pour nous faire passer la pilule.

C’est qu’avant de devenir vidéaste, l’auteur de la chaîne était étudiant à la très sélective École des Hautes Études en Sciences Sociales (la fameuse EHESS) et que – on ne va pas se mentir – dans le fond, ça se sent.


A noter aussi que cette ambition de la chaîne ne se ressent pas que dans les sujets traités. Elle se ressent aussi dans sa forme et sa pédagogie qui, bien que perfectibles en ses débuts donc, disposent déjà d’atouts certains que l’auteur aura pas la suite la bonne idée de développer.

Par exemple, on notera que, pour illustrer le sens de la vie tel qu’il est défini sociologiquement par Pierre Bourdieu, Grégoire Simpson s’appuiera sur des œuvres de fiction telles celles produites par Frantz Kafka. Et si l’idée vient à la base de Bourdieu, qui mobilisait déjà l'auteur tchèque dans ses Méditations pascaliennes, il n’empêche que le vidéaste a eu l’intelligence de s’en inspirer et d’adapter l’idée à son format vidéo, notamment en allant piocher dans les extraits des adaptations cinématographiques desdites œuvres. L’intérêt pour l’épisode est alors double : d’une part, c’est l’occasion de parler à partir d’un exemple concret – quand bien même cet exemple serait-il fictionnel – et d’autre part, c’est aussi l’opportunité pour l’auteur d’habiller visuellement sa vidéo avec autre chose que du « face caméra », pratique à laquelle Grégoire Simpson s’est, pendant un certain temps, refusé, (ce qui est tout à son honneur).


Alors après, il reste aussi vrai que cette volonté permanente de retravailler la forme présente aussi ses petits inconvénients, Parfois les changements s’avèrent certes judicieux, comme c’est le cas de l’abandon progressif des memes, mais parfois ça l’est beaucoup moins.

Un domaine dans lequel ces changements réguliers s’avèrent particulièrement dérangeants, c’est dans les synthés ; ces fameuses incrustations de texte utilisées pour sourcer les vidéos. Jamais vraiment la chaîne ne saura se fixer sur une formule ; parfois en blanc, parfois en jaune ; parfois en gros, parfois en petit ; parfois en haut, parfois en bas ; parfois tout en majuscule et parfois tout en minuscule ; parfois en gras et parfois en romain… Ça change d’un épisode à un autre. Pire, parfois ça change même au sein d’un même épisode, et à plusieurs reprises ! Et franchement c’est lourd, parce que l’avantage d’une convention pour un spectateur, c’est qu’elle finit par être rapidement assimilée, ce qui apporte mécaniquement de la fluidité dans notre manière d’assimiler le contenu proposé. Et sur ce point, Grégoire Simpson nous aide d’autant moins qu’il se décide, en plus de tout ça, de modifier en permanence la nature des informations à faire figurer à l'écran.

Des fois il y a la date de l’œuvre et pour d’autres fois non. Parfois c’est le nom de l’œuvre qui est en gras, parfois c’est le nom de l’auteur. Et puis des fois… c'est juste la fête du slip. Ainsi découvrira-t-on que Faîtes entrer l’accusé a été réalisé par Émile Louis (!), qu’Apostrophes l’a été par Gabriel Mattzneff (!), que Mulan a été réalisé par Walt Disney (sûrement 42 ans après sa mort) ou bien encore que le film Maradona prend deux « n »… Et je suis sympa, je ne vous évoquerais pas toutes les fois où les synthés ne sont même pas des titres mais des commentaires déguisés. C’est juste usant


L’autre instabilité formelle qu’on peut aussi regretter – et on en parlait à l’instant – c’est la question du face cam’. Banni sur les huit premières vidéos, il fait finalement son apparition à partir de l’épisode 9, et force est de reconnaître que ça n’apporte rien. Au contraire, même. Au départ très agité sur sa chaise, le narrateur-auteur devient vite une source de distraction pour le spectateur et donc une potentielle source de déconcentration. Et quand bien même, d’épisode en épisode, on sent le set être progressivement repensé pour contourner ce problème, que jamais il ne saura vraiment devenir un atout. D’ailleurs, les épisodes qui marchent formellement le mieux sur cette chaîne sont les épisodes où, à nouveau, le choix a été pris de bannir le face cam’.

Et même si je comprends les arguments apportés à ce sujet par l’auteur lors de son deuxième partie de FAQ (épisode 15) – notamment le gain de temps de travail que ça apporte – il n’empêche que je ne peux m’empêcher d’y voir – un peu à l’image du recours un brin abusif aux segments Videostock – des facilités évitables, surtout au regard des pistes davantage fructueuses que Grégoire Simpson a su a contrario astucieusement exploiter… Et c’est d’ailleurs dans ce cadre-là qu’on va être amené à reconsidérer la mobilisation de têtes à clash tels que le fameux Ben Névert...


Parce que d’accord, c’est certes un peu crasse de se choisir un influenceur pour le déglinguer pendant deux longues vidéos, mais il n’empêche que formellement parlant – mais aussi pédagogiquement parlant – ça présente aussi son intérêt.

Car à s’en prendre à un youtubeur – producteur par essence de contenu vidéo à la pelle – Grégoire Simpson peut dès lors aller piocher des illustrations visuelles à l’envie. L’autre avantage, c’est qu’en choisissant Ben Névert comme référentiel plutôt que l’univers de Kafka, la chaîne peut espérer toucher un public plus large, sans pour autant s’interdire d’autres références, qu’elles soient plus de niche ou pas. C’est ainsi qu’au-delà de la figure de Ben Névert, Grégoire Simpson a mobilisé des films tels The Fabelmans, des séries telles Euphoria, ou bien encore des clips musicaux tels la chanson 911 de Damso. Un tout assez éclectique en somme qui permet à la fois d’éviter les effets de répétitions tout en offrant plusieurs portes d’entrées selon les publics.

Avec un tel procédé, Grégoire Simpson peut ainsi décupler la longueur de ses vidéos sans forcément passer par la case « face cam’ ». Mieux que ça, il peut creuser davantage ses questions tout en les rendant formellement plus agréables et donc plus accessibles.

L’ensemble est d’autant plus efficace qu’avec le temps, Grégoire Simpson a su progressivement abandonner les fioritures visuelles pour davantage se rapprocher de ce qui est – de son propre aveu – son premier modèle d’inspiration : la chaîne de vulgarisation vidéoludique Game Next Door. Le modèle est d’autant plus revendiqué d’épisode en épisode que l’auteur va jusqu’à reprendre les choix d’accompagnements musicaux de ses mentors, notamment les bandes originales de Breath of the Wild, Celeste et Hollow Knight. Couplée à la narration limpide et suave de l’auteur, le traitement sonore de chaque vidéo participe clairement à édifier un contenu cohérent et enveloppant qui favorise clairement la rétention du spectateur, et donc son cheminement au sein du propos…

Comme quoi, ce recours à Ben Névert n’était pas que du click bate aux faux relents de drama.

...Enfin, faux relents, en fait ça dépend.


Parce que bon, même avec le recul que j’ai fini par prendre sur ce diptyque – et malgré tous les éléments que je viens de vous énoncer et qui jouent clairement en faveur de cette chaîne – j’avoue qu’il y a quelque chose qui, chez moi, coince encore quand il s’agit de parler de Grégoire Simpson. Et il n’y a finalement même pas besoin de quitter cet exemple de diptyque autour de Ben Névert pour mettre le doigt sur ce qui me pose souci.

Parce que, d’accord, parler de Ben Névert a été un très bon prétexte pour parler de masculinité ; voire même de masculinités au pluriel, pour reprendre ce qui nous est dit des travaux de ces deux chercheurs qui ont été mis en avant dans la vidéo, à savoir Raewyn Connell et Léo Thiers-Vidal. Et si, suite à ça, j’ai maintenant très bien compris ce qui distinguait la masculinité hégémonique des masculinités subordonnée, marginalisée et complice – tout comme j’ai tout aussi bien compris en quoi Ben Névert et son discours collaient parfaitement bien à cet archétype de masculinité complice qui ne remet en cause au sein du patriarcat que les éléments de domination des mascus hégémoniques mais jamais les attributs qui permettent aux hommes de continuer à entretenir un rapport de domination à l’encontre des femmes – il n’empêche que je n’ai par contre toujours pas compris ce que j’étais désormais censé faire de toutes ces infos…

Parce que, soit, Ben Névert n’est pas un vrai féministe. J’entends… Mais c’est quoi, du coup, un vrai féministe ? Les sciences sociales n’en disent-elles rien ? N’ont-elles pas d’exemples concrets à donner ? Des chiffres à proposer ? Des tendances à exposer ?

Face à un tel angle d’approche, difficile de ne pas percevoir dans cette construction autour de Ben Névert quelque chose qui relève du jugement, au sens procédural du terme… Et, l’air de rien, pas mal de vidéos de la chaîne – notamment les plus récentes – abondent dans ce sens.


Parce qu’en effet, elles sont quand même rares ces vidéos où Grégoire Simpson ne cherche pas à se faire quelqu’un.

Dès la première minute du premier épisode, il y a déjà un premier règlement de compte. Le sujet du sens de la vie de Bourdieu n’est pas même encore abordé que le sociologue Michel Maffessoli se prend déjà une balle. Dans l’épisode 2, ce sont les Youtubeurs Lê Nguyen Hoang (Science4All), Arnaud Thiry (Astronogeek) et Norman Thavaud (Normanfaitdesvidéos) qu’on affiche à l’écran quand il s’agit de dénigrer ceux qui considèrent que la sociologie serait « une discipline utilisée par des gauchistes qu’ils utilisent pour faire passer des messages militants sous couvert de science [et] dont on peut tout à fait se passer à partir du moment où on s’y connaît en science dure ou tout simplement à partir du moment où on a une opinion sur la société ».

Dans l’épisode 3 et 4, c’est Stéphane Debove (Homo Fabulus) dont on questionne la rigueur et l’honnêteté. Dans l’épisode 5, c’est au tour du philosophe Martin Heidegger d'être attaqué, car fasciste. Dans le 6, c’est le rappeur Damso qui est ciblé, car trop conciliant avec la pédocriminalité. Dans le 8, c’est Bourdieu, pour avoir dit de la « merde » dans sa Domination masculine...

Et régulièrement, on se retrouve avec des figures publiques épinglées et dont il convient de dévoiler l’imposture, voire de rappeler les crimes : ça peut être Timothée Chalamet ou Squeezie pour leur fausse ouverture aux causes LGBT (épisodes 11 et 13), LinksTheSun pour son mépris de classe (épisodes 15 et 16), Bastien Vivès pour sa banalisation de la pédophilie (épisode 2), Cyrus North pour son usage arrangeant et manipulatoire de la relation parasociale (épisode 19), ou bien encore Léo Grasset, François Theurel et Dany Caligula (épisodes 11 et 19 pour le premier, 16 pour le second, 21 pour le troisième) par rapport à leurs récentes affaires de VSS.


Dans chacun de ces cas, la terminologie du jugement y est mobilisée de manière plus ou moins explicite. C’est notamment le cas quand est abordée la question de la chanson Julien par Damso, à laquelle on reproche de « minimiser les violences » et que même si « ça pourrait passer parce que c’est le but de Damso que de ne nous faire vivre la chose du point de vue de l’incesteur », il n’empêche malgré tout que « Damso choisit de prendre le point de vue d’un pédocriminel et de minimiser les violences sexuelles qu’il commet » au point de produire de la pédocriminalité qu’une « vision clinique et pas très subversive ».

C’est encore plus évident dans la dernière vidéo publiée en date (pour rappel : cette critique est publiée en juillet 2025) : Bref 2, une vraie remise en cause des mecs toxiques ? Dans cette vidéo, la saison 1 de Bref est qualifiée de « très nettement problématique » ; vocabulaire qu’on va retrouver au sujet de la saison 2 pour laquelle le terme de « problème » va très régulièrement revenir, soit par ce qu’elle « ne montre pas », soit parce qu’elle « récompense trop facilement » son personnage principal, soit parce qu’elle fait des « injonctions » aux féministes. Tout ça « ça craint », c’est « contestable », c’est un « gros point noir du scénario ».

Dans les deux cas d’ailleurs, notons que Grégoire Simpson va jusqu’à mobiliser la figure du juge de Phoenix Wright : Ace Attorney qui déclare littéralement à l’image qui est « guilty » or « not guilty ». Une image qui, soit dit en passant, a aussi été mobilisée à l’encontre de Stéphane Debove (épisode 4) pour s’être rendu coupable d’avoir transgressé les principes élémentaires des sciences. Voilà qui crée des raccourcis fâcheux et qui, surtout, révèle des problèmes qui, à mes yeux, n’ont rien d’anodins pour une chaîne de vulgarisation, qui plus est en sociologie.


D’abord, j’avoue être pas mal gêné par la manière dont ce prisme sentencieux établit un rapport biaisé à l’art.

Alors j’entends, Grégoire Simpson n’est pas une chaîne dédiée à la critique d’œuvres artistiques. Elle se contente juste de les exploiter au service d’une démonstration sociologique. Mais le problème reste que, malgré tout, par les grilles qu’il impose, l’auteur nous invite malgré lui à appréhender les œuvres d’art selon un spectre très réducteur qu’il ne semble pas vouloir dépasser.

Pour reprendre l’exemple de Bref, il faut savoir que ce qui rendait la saison 1 « très nettement problématique » aux yeux de Grégoire Simpson, c’était qu’on y était « prisonnier de son point de vue [celui du personnage principal] et de sa fameuse voix off », que « peu d’éléments amenaient un regard véritablement critique sur ses pensées et ses comportements » ; un peu à la façon qu’on reprochait à la chanson Julien de Damso de « prendre le point de vue du pédocriminel ». Qu’une œuvre puisse adopter un point de vue en dehors du champ de moralité défini comme acceptable par Grégoire Simpson, sans la condamner, c’est manifestement quelque chose de nécessairement problématique. Et même si je peux entendre que le Grégoire Simpson cinéphile et mélomane n’est peut-être pas le Grégoire Simpson qui analyse des œuvres au service de sa démarche vulgarisatrice, j’avoue qu’au regard de certains autres exemples, je peine à m’imaginer qu’il puisse y avoir entre les deux une différence significative.


Et si je peine autant à faire cette différence, c’est parce qu’il y a quand même eu quelques analyses d’œuvres qui, moi, m’ont semblé particulièrement défaillantes. Par exemple, je veux bien qu’on tacle la japanime et le manga pour la réification qui y est faite des femmes et en particulier des adolescentes, mais je pense que s’il y avait deux œuvres qu’il ne fallait surtout pas prendre pour illustrer cet aspect-là, c’était bien Dragon Ball et Neon Genesis Evangelion. Parce qu’autant il peut être vrai, en ce qui concerne la première œuvre, que – comme l’annonce Grégoire Simpson – Toriyama présente bien le personnage de vieux satyre qu’est Tortue Géniale comme « rigolo et sympathique », autant il ne faudrait pas oublier qu’en contrepartie, Tortue Géniale est très régulièrement et quasi systématiquement puni, maltraité et raillé par l’intrigue dans ses entreprises lubriques.

Même problème en ce qui concerne la seconde œuvre. Grégoire Simpson nous affirme la concernant « qu’il ne se passe pas un épisode sans que son corps juvénile [celui d’Asuka, personnage de 14 ans] ne subisse pas le regard adulte et masculin des réalisateurs », omettant de préciser que l’œuvre centre l'essentiel de sa narration sur son personnage principal : Shinji. Or, qui est Shini, dans Evangelion ? Il est un ado mal dans sa peau qui n’arrive justement pas à affronter cette transition qu’est l’adolescence. Il est sans cesse tiraillé entre deux corps ; entre deux camps qui le retranche vers ces deux postures antagonistes que sont celles de l’élève obéissant et celle du mâle alpha, et surtout entre ces deux pulsions elles aussi opposées et complices que sont Éros et Thanatos. Les pulsions sexuelles de Shinji ainsi que ses pulsions morbides sont donc, pour le coup, totalement au cœur du sujet de cette série. C’est ce qui fait que la sexualisation des personnages féminins et adolescents – quoi qu’on puisse en penser moralement – se révèlent être au final en totale adéquation avec la démarche globale de l’œuvre. Et ce n’était pas comme si – en plus de tout ça – Shinji ne se dégoûtait pas lui-même du désir qu’il ressentait pour Asuka, ainsi que de la manière dont, ponctuellement, il s’est permis de l’assouvir...

Mais bon, pour se rendre compte de tout ça, encore faudrait-il considérer et connaître un minimum les œuvres auxquelles on se réfère. Or, de l’aveu même de Grégoire Simpson, il n’a pas lu Dragon Ball, et puis de l’aveu même de ses imprécisions, il n’a pas non plus pris la peine de se rencarder juste deux minutes sur « les réalisateurs » d’Evangelion, qui en fait ne sont pas deux, mais un. (Désolé pour toi, Anno Hideaki, réduit au rang de simple faiseur par la sociologie...)

Bref, tout ça pour dire que, globalement, en passant les œuvres à la moulinette de son prisme moraliste, Grégoire Simpson nous les vident quand même grandement de leur substance, tout en nous en fournissant des lectures tronquées et trompeuses, afin que celles-ci puissent être plus facilement jugées à la mode d’un Ace Attorney.

Et l’air de rien, ce rapport biaisé que cette chaîne peut entretenir à l’encontre des œuvres, on peut aussi le retrouver dans sa manière plus générale de traiter ses sujets.


Parce qu’au bout du compte, si on se décide à regarder cette chaîne non plus avec l’attitude docile du spectateur qui se laisse envelopper par cette forme suave et enveloppante, mais avec le regard critique de celui qui a des notions en termes de vulgarisation de sciences sociales, il y a quand même pas mal de cheminements qui méritent d’être questionnés.

Moi, par exemple, j’avoue avoir été pas mal dérangé par la réponse qui a été au final apportée à cette question bien lapidaire qui fait office de titre à l’épisode 8 : pourquoi Bourdieu a dit de la merde avec la Domination masculine ? Ça m’a dérangé parce que la vidéo commence d’emblée par un extrait vidéo dans lequel on entend le célèbre sociologue dire ceci : « Pour le féminisme, elle est où la lutte ? Dans le foyer domestique. Alors on va lutter avec le mari [qui dit] : "tu fais la vaisselle, etc." Oui, c’est pas mal, mais c’est pas un… En tout cas ce n’est pas le seul lieu de lutte. Il y a d’autres lieux de lutte beaucoup plus importants. Quand on va détruire le [secteur] public, on détruit le domaine où il y a des femmes – les hôpitaux, etc. – et des domaines dont bénéficient le plus les femmes : les services sociaux, les crèches, etc. Ça, ça donne une ligne politique. Et je vous assure que, pour un mouvement féministe, s’il faisait ça au lieu de faire des blablas, ça donnerait une ligne politique. Nous avons parti lié avec l’État ».

Je ne sais pas vous, mais moi, quand j’ai entendu ça, de prime abord, j’ai eu tendance à être plutôt d’accord. Seulement voilà, dans cet épisode 8, à peine la citation fut-elle terminée que, tout de suite après, la voix off la condamne sans ambiguïté : on parle de « condescendance » ; de « truc basique de domination masculine », de « mansplaining ». Pour le dire autrement donc, ce raisonnement, il était « guilty ».

J’avoue que ça m’a intrigué, alors j’ai attendu la suite…


Cette suite, elle m’a expliqué – démonstration argumentée, sourcée et structurée à l’appui – que sur de nombreux aspects, La domination masculine est un travail qui n’a rien de sérieux scientifiquement. Il ne cite pas les autres travaux portant sur le même sujet, il ne repose sur aucune enquête de terrain, il énonce des généralités abstraites qui entrent en contradiction avec ce qui est matériellement observé. Avec Bourdieu, tout reste au niveau de la violence symbolique, ignorant de facto les situations de contrainte économique, de contrainte sexuelle et plus généralement les contraintes liées aux violences physiques et psychologiques. C’est la négation pure et simple du « corps à corps obligatoire entre l’oppresseur et l’oppressé » évoqué dans les travaux de Nicole-Claude Mathieu, et c’est vrai que, présenté comme ça, ça fait sacrément tâche. Donc oui, après une pareille démonstration, la chose semble entendue : Bourdieu a bien l’air d’avoir dit de la grosse merde dans sa Domination masculine

Bah oui, mais sauf que… Et la citation du début de vidéo, dans toute cette histoire ?

Pour rappel, Bourdieu y affirmait que, certes, la lutte se trouvait « dans le foyer domestique » mais que « ce n’est pas le seul lieu de lutte » et qu’il y avait « d’autres lieux de lutte beaucoup plus importants » comme « le [secteur] public », « les hôpitaux », « les services sociaux, les crèches, etc. » ...Et face à ça, moi je me pose une question toute bête : en quoi la démonstration qui a été fournie par Grégoire Simpson invaliderait cette lecture ? La démonstration porte sur la nature essentiellement symbolique que Bourdieu attribue à la domination masculine – et c’est cela que la vidéo démonte ! – mais elle ne dit strictement rien sur le prisme marxiste que le sociologue porte sur la nature d’une action politique ! Pour le coup j’ai vraiment l’impression que cette vidéo a insidieusement cherché à nous faire jeter le bébé marxiste avec l’eau du bain masculiniste.

Maladresse ? Je ne pense pas.


Car ce procédé, on le retrouve aussi à l’œuvre en introduction de l’épisode 5 (Pourquoi la philosophie d’Heidegger est fasciste ?) L’affirmation d’introduction est là encore sans ambiguïté : « comme vous le savez souvent, il est de bon ton de séparer l’homme de l’artiste, et comme vous le savez sûrement aussi, c’est un peu con. » Cette question de la séparation de l’homme et de l’artiste, elle n’a bien évidemment rien d’anodine, surtout au moment de la publication de cette vidéo qui se fait à peine un an après la remise du César très polémique à Roman Polanski. Suite à cette cérémonie s'était immanquablement posé la question : peut-on séparer l’œuvre de l’auteur ; l’homme de l’artiste ? Pour Grégoire Simpson, la question n'avait manifestement pas à être posée tant la réponse lui paraissait manifestement trop évidente. Non, on ne peut pas et on ne doit pas séparer l'homme de l'artiste, et prétendre le contraire serait même « un peu con » selon lui. Ce serait même tout aussi con que de chercher à distinguer la philosophie d’Heidegger et le fascisme d’Heidegger ; sujet de la vidéo. Seulement voilà, comme dans le cas précédent, autant la démonstration concernant Heidegger est rigoureuse et difficilement discutable, autant le lien avec la phrase d’intro ne saute toujours pas aux yeux. Grégoire Simpson le reconnaît d’ailleurs lui-même à demi-mot. Dans la foulée de son affirmation tonitruante, il dit : « je ne sais pas si les philosophes sont des artistes mais... »

...Mais rien du tout, en fait. Non, les philosophes ne sont pas des artistes, et les artistes ne sont pas des philosophes. De là, séparer l’homme de l’artiste est-il vraiment si con qu’affirmé ? Bah on attend la démonstration à ce sujet, parce que, pour le moment, tout ça ressemble encore fort à un très gros sophisme.


Troisième et dernier exemple : l’épisode 9.

Son sujet ? Pourquoi le « débat » sur le voile est-il fondamentalement raciste ?

Son amorce ? « Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais on vit dans un pays sacrément islamophobe. Récemment on avait été particulièrement bien servi avec Gérald Darmanin, le grand chevalier de l’islamophobie, qui a notamment dissout une association de lutte contre les discriminations… parce qu’elle aidait les musulmans. »

Son problème ? Bah, déjà, c’est que la fameuse association dont il est question ici, c’est le CCIF, le Collectif contre l’Islamophobie en France. Or, le CCIF, avant son auto-dissolution, c’était une association plus que controversée. Entre ses vidéos de désinformation et ses pratiques d’entrisme dans le monde universitaire au service de l’UJM, elle était loin d’être réductible à cette description simpliste qu’en fait Grégoire Simpson et que ce dernier ne justifie d’ailleurs… qu’en s’appuyant sur le site de ladite association.

Alors loin de moi de vouloir défendre Gérald Darmanin dans cette histoire hein ! ...Mais de là à donner en contrepartie un blanc-seing au CCIF, je trouve qu’il y a quand même un sacré pas à franchir et que – pourtant – Grégoire Simpson nous invite à franchir sans plus de réserve ni de précaution.

Encore une fois le monde devient très rapidement noir ou blanc avec cette chaîne – avec d’un côté des coupables et de l’autre des innocents – quitte à devoir transiger un peu avec le réel ; quitte à malmener cette image rigoureuse que Grégoire Simpson s’efforce pourtant de travailler…

...Et forcément, ça interroge.


Or, en ce me concerne, je dois bien avouer que ces interrogations ont très vite trouvé leur réponse. Parce qu’au fond le cas de Grégoire Simpson n’est pas unique. Au contraire, sur Internet, ils sont légions. Et tous s’expliquent au fond très facilement. C’est d’ailleurs une explication que l’auteur de la chaîne nous donne en toute bonne foi, lors de sa deuxième partie de FAQ (épisode 15).

Quand on l’interroge sur le fait de savoir comment s’est-il lancé sur YouTube, Grégoire Simpson répond ceci : « Eh bah déjà, je dirais que j’ai déjà consommé beaucoup de contenu vidéo [...], et comme pas mal de gens j’ai été très influencé par – on va dire – la mafia du Nesblog hein, n’est-ce pas. Donc Usul, Karim Debbache,etc. C’est des contenus qui m’ont vraiment aidé à me politiser. Je pense que c’est aussi parce qu’Usul a fait des vidéos sur Bourdieu que ça a un peu suscité cet intérêt chez moi. Et du coup je me souviens qu’à l’époque où je regardais ces contenus, donc plutôt à l’époque où j’étais étudiant, ça me donnait envie de faire des vidéos. J’avais un peu ce fantasme flou, vague, peut-être d’un jour essayer de faire des choses similaires parce que j’étais vraiment très inspiré par ça. »

Pour moi, tout est dit dans ce passage. Un nom est posé et il permet d’expliquer tout le reste.

« Usul ».


Usul – on ne pourra pas lui retirer ça – ça a été une figure centrale de la vulgarisation et de la politisation de l’Internet français. A une époque de vaste fragmentation, déculturation et dépolitisation du corps social, il a su être pour beaucoup un initiateur, un vulgarisateur, voire même carrément un éveilleur de conscience.

Seulement voilà, quand bien même Usul a-t-il beaucoup de mérite qu’il n’empêche qu’il est aussi pétri de limites. Comme tout individu, il n’est pas une entité abstraite déconnectée de toute sociologie. Il est le produit d’une époque, d’une situation et d’un pays. Il a grandi dans une famille ouvrière, certes, mais aux temps du grand triomphe libéral. Son propre parcours politique et social traduit cette étrange hybridation : entre beaux-arts et télétravail, entre LCR et Soral, entre monde matériel et monde virtuel. En ressort un socle politique qui s’inscrit dans la droite continuité d’un libertarisme estudiantin tel que Mai 68 l’a forgé, à savoir un trotskiste recomposé par une petite bourgeoisie en devenir ; un mélange disparate et contradictoire que le philosophe marxiste Michel Clouscard a qualifié – non sans une certaine pertinence je trouve – de libéralisme libertaire. Car oui, libertaire, Usul l’est certes par sa critique du capitalisme, de l’ordre bourgeois et de toute forme d’autoritarisme. Mais libéral, Usul l’est tout autant, dans la mesure où sa critique ne se matérialise en lutte que pour chercher à consacrer l’individu-roi et à soumettre le monde au désirs de celui-ci. L’action contre le capital, de son côté, ne prend jamais vraiment de caractère effectif ou efficace. Le sujet individuel finit toujours par triompher du sujet collectif. « Un trotskiste c’est un parti, dit le dicton. Deux, c’est une tendance. Trois, c’est un scission. »

Ainsi, le libéralisme libertaire n’est-il qu’une illusion faite à soi ; une posture sociale d’accommodement de ses valeurs morales à ses propres aspirations individualistes ; une « contre-révolution de l’idéalisme subjectif » pour reprendre les mots de Clouscard…

...Or, cette contre-révolution de l’idéalisme subjectif, on la retrouve chez Usul et tous ses disciples – Grégoire Simpson y compris – et le problème, c’est que – manque de culture politique oblige – elle n’est pas toujours conscientisée par ses chantres.


Petit questionnaire purement rhétorique :

  • comment expliquer que, dans son épisode 8, Grégoire Simpson reproche à Pierre Bourdieu de faire de la « généralisation abusive », tout comme il reproche à Stéphane Debove, dans l’épisode 4, de mener ses études sur des échantillons sociologiquement non représentatifs, mais que ça ne le dérange pas en contrepartie, dans l’épisode 9, de réduire « la parole des femmes voilées » aux seules paroles d’Ismahane Chouder et de Sara El Attar, sans considérer un seul instant le statut social de ces deux femmes ?
  • Comment expliquer que – toujours dans son épisode 8 – Grégoire Simpson invalide Bourdieu pour le rapprochement arbitraire qu’il fait entre la situation des femmes kabyles et celles des femmes occidentales sans s’appuyer sur des études de terrain pour le faire, mais qu’en parallèle de ça – toujours dans l’épisode 9 – ça ne le dérange pas d’expliquer la signification sociale du port du voile en procédant à un raccourci tout aussi arbitraire entre le monde musulman pré-colonial et la France d’aujourd’hui, et cela sans s’appuyer sur une seule étude de terrain ? (Précisons aussi que la référence faite au monde musulman pré-colonial parle de distinction sociale et non de soumission sociale, c’est dire à quel point la démonstration est, dans ce cas précis, totalement inopérante.)
  • De même, comment expliquer que, dans sa FAQ (épisode 5), Grégoire Simpson témoigne de sa totale adhésion au féminisme matérialiste, tout en adhérant en parallèle de ça à une vision purement idéaliste et genrée de la question transidentitaire ? (épisode 12)

Vous l’aurez compris, pour toutes ces questions, la réponse est pour moi la même : Grégoire Simpson est victime de son biais idéologique, et il ne semble même pas s'en rendre compte...

…Et ça, ça pose quand même un énorme problème.


Moi je ne suis pas sociologue, et je n’ai fait aucune étude de sociologie. De ce fait je suis certes redevable et reconnaissant à l’égard de cette chaîne pour ce qu’elle m’apprend mais, a contrario, j’en suis aussi pas mal tributaire, pour ne pas dire que j’y suis pas mal vulnérable.

Par exemple, qu’est-ce qui me garantit que les auteurs et travaux que la chaîne me cite font bien consensus ou autorité au sein de la communauté scientifique ? Je vois par exemple que Grégoire Simpson se réfère régulièrement à la sociologue Christine Delphy sur la question du féminisme, mais Christine Delphy, moi j’en ai déjà écouté une conférence, et je trouve que la manière dont elle exprime son « matérialisme féministe » entre parfois pas mal en contradiction avec mon propre matérialisme qui, lui, est dialectique et historique. Et, pour ne rien vous cacher, j’avoue que le récent soutien de Christine Delphy à Houria Bouteldja – la même Houria Bouteldja qui préconise à ses sœurs de ne pas porter plainte contre leurs hommes en cas de viol car « [elles] ne saur[aient] être libres tant que [leurs] hommes sont opprimés » – m’a quand même clairement conforté dans cette idée que cette sociologue avait l’air d’avoir de sacrés trous d’air dans son logiciel féministe. Dès lors, au regard de ça, que penser de la solidité de Grégoire Simpson s’il s’appuie sur de telles références ?

Et pour le coup, cette dernière question, elle n’a vraiment rien de rhétorique, parce qu’encore une fois, je n’en sais rien. Je ne connais pas le domaine dont il traite. Je ne connais pas toutes les sources et auteurs qu’il évoque, et même chose pour ce qui est des autres chaînes de socio qu’il recommande. Mais le problème, c’est qu’à chaque fois que je reconnais un nom, ça me renvoie souvent à quelque chose qui ne sent pas très bon. Par exemple, parmi la dizaine de chaînes de socio qui ont été citées en recommandation par Grégoire Simpson lors de sa FAQ, je n’en connaissais qu’une et il se trouve que c’était Histoires crépues

...Or Histoire crépues, d’un point de vue scientifique – et pour reprendre le vocable du bon Greg – c’est « très nettement problématique ».


Tout ça pour dire que, au bout du compte, ça m’emmerde quand même vraiment pas mal cette affaire.

Ça m’emmerde parce que je pense que le gars qui se cache derrière cette chaîne et ce pseudonyme de Grégoire Simpson est pétri de bonnes intentions ; qu’il a un talent certain de vulgarisation et qu’il a en conséquence beaucoup à apporter. Moi, par exemple, ses épisodes sur cette fumisterie qu’est le diagnostic HPI ou bien encore celui qui traite de la gentrification de Jul, ils ont grandement alimenté ma réflexion sur ces sujets, et franchement je lui en suis sincèrement gré. Vraiment...

Par contre, je ne peux ignorer le fait que, pour le moment encore, l’auteur comme la chaîne sont tous deux bien trop enfermés dans leur approche libérale libertaire pour que ça ne constitue pas un problème en soi.

L’air de rien, à cause de ça, on se retrouve avec une focale très centrée sur l’individu, l’identité et le désir, laissant de ce fait totalement de côté d’autres thématiques pourtant propres aux études sociologiques. Moi, par exemple, en allant sur Wikipedia pour me faire une idée de ce qui pourrait être traité par cette chaîne, je me rends compte que des sujets comme la religion, la ruralité, le travail, la famille, les mouvements sociaux ou bien même encore la pauvreté sont autant de domaines qui, moi, m’intéresseraient beaucoup, mais qui échappe malheureusement – et pour le moment – aux préoccupations de cette chaîne.

Et puis, l’autre grand dommage que cause une telle focale libérale libertaire, c’est que – paradoxalement – la chaîne y perd pas mal en termes de portée politique.


Car oui, c’est tout le paradoxe de cette approche très moralisante à laquelle invite le libéralisme libertaire ; c’est qu'au bout du compte, elle se révèle très dépolitisante. Alors certes, en nous invitant à classer les choses entre bien et mal, gaucho ou facho, guilty or not guilty – ce qu’Usul faisait d’ailleurs déjà en son temps avec son fameux « jeu des boîtes » – l'approche moraliste nous offre une grille simpliste à poser sur le champ politique des idées et grâce à laquelle, de ce fait, il nous devient possible de prendre parti. Soit. Mais à bien y regarder, cette façon de procéder est au bout du compte très stérilisante en termes d’action politique. On nous dit qui condamner mais pas quoi bâtir. On fait des tests de pureté militante mais on n’étudie jamais les dynamiques du moment qui pourraient nous permettre d’affiner notre regard sur les leviers à notre disposition. Et au bout du compte, quand on se retrouve face à une œuvre qui dispose d’une réelle dimension politique, eh bah chez Grégoire Simpson on n’est même pas capable de la voir pour ce qu’elle est et on la condamne par principe.

Parce que oui – et c’est toute la beauté de ce timing – il a fallu que je me mette à rédiger cette critique à la toute fin du mois de juin et qu’en conséquence, sorte au même moment cette vidéo qui, à mes yeux, est venu valider toutes mes hypothèses. Et cette vidéo – vous le savez parce que vous l’avez déjà lu – c’est la vidéo sur Bref 2.

Or, parmi toutes les choses qui ont pu être dites par Grégoire Simpson sur cette série – et que j’ai d’ailleurs déjà abordées en partie – il y a une chose que, moi, j’ai trouvé particulièrement signifiante, et cette chose c’est la suivante : « On peut y voir, dit Grégoire […] une sorte d’injonction discrète faite aux femmes et aux féministes. Cette injonction, ce serait en gros de dire que, si vous voulez que les hommes changent, faîtes en sorte de ne pas trop les brusquer et de les valoriser quand ils commencent à se remettre en question ; quelque chose qui est, à mon avis contestable, et qui est assez en cohérence avec la vision du militantisme qu’a Navo [nota : le co-auteur de Bref], puisqu’il a tendance à considérer que c’est plutôt en faisant remarquer avec bienveillance le sexisme plutôt qu’en le dénonçant qu’on change les choses […] Bref, tout ça c’est pour moi un des gros points faibles de la série, et ça découle d’une vision pacifiste et non conflictuelle du féminisme. Car un des trucs les plus évidents quand on regarde la série c’est qu’elle ne pas être clivante. Comme le dit Kyan Khojandi en interview [nota : l’autre co-auteur de Bref] : leur objectif en tant que réalisateur c’est l’apaisement... » et à Kyan Khojandi d’enchaîner : « j’espère pas d’être moralisateur. On met des phrases dans la bouche des personnages et on voit comment les interactions se font et vers quoi nous on veut tendre. Et nous on veut tendre vers l’apaisement. »

Et c’est là, qu’au bout du compte, tout est dit.


D’un côté on a une série qui a offert une lecture des problèmes et un projet de résolution des problèmes. Alors certes, c’est une approche très conciliante avec l’ordre en place mais aussi très centrée sur les interactions entre les individus ce qui en fait quelque chose de purement libéral au service de la préservation d'un monde qu'on veut préserver comme tout autant libéral… Néanmoins ça reste une proposition politique. Elle est libérale, certes, mais elle n'en demeure pas moins une proposition pragmatique et applicable. Elle n’est pas juste morale.

A l’inverse, Grégoire Simpson ne parvient à y opposer que des anathèmes en non-conformité. Tout ce qu'on sait, c'est que, Bref 2, ça reste « guilty » et qu'en conséquence, il faut bien veiller à s'en désolidariser.


Il y a un siècle de cela, il y a un type plutôt connu pour les luttes qu’il a menées à son époque, qui a dit ceci :

Pourquoi en Allemagne, le même élan, absolument identique, des ouvriers de la droite vers la gauche n’a-t-il pas conduit d’emblée à l’affirmation des communistes, mais d’abord à celui du parti intermédiaire des indépendants ? […] Une des causes a été évidemment la tactique erronée des communistes allemands qui doivent reconnaître avec loyauté et sans crainte leur erreur et la corriger. Cette erreur consistait à repousser la participation au parlement bourgeois et aux syndicats réactionnaires. Elle consistait en de nombreuses manifestations de cette maladie infantile du gauchisme.

Alors, ce type, j’ignore s’il était mascu, transphobe ou bien au contraire épris de gayfriendliness, mais le fait est qu’il a, je pense, suffisamment d’expérience politique en termes de révolution pour qu’il mérite notre attention. Et ce type, c’est Lénine.

Par ces mots, Lénine nous rappelle où nous ont toujours conduits les stratégies faites de pureté morale et d’anathèmes. Attention donc quand, animée d’une ironie très usulienne, on balaye devant sa porte des accusations comme quoi « la sociologie [serait] une discipline utilisée par des gauchistes qu’ils utilise[raient] pour faire passer des messages militants sous couvert de science, » (épisode 2) de bien s’assurer qu’on ne valide pas malgré soi la raillerie dont on pense pouvoir se défaire sans plus de démonstration.


Or, par rapport à ça, je reste plein d’espoir.

Grégoire Simpson est une chaîne qui est déjà pétrie de qualités et son auteur est jeune : il a encore le temps de faire encore mûrir sa formule, et nous avec elle.

Ne disait-il pas, dans sa FAQ, que s’il avait justement choisi le pseudonyme de Grégoire Simpson, c’était parce qu’il avait été particulièrement marqué par Un homme qui dort de Georges Pérec, un livre adapté en film qui retrace le parcours d’un étudiant en sociologique qui décide de renoncer à toute vie sociale, puis qui en revient. Or, si le film parle autant à l’auteur de cette chaîne, c’est parce que, dit-il, il parle d’un « besoin de décentrement ».

« J’ai eu besoin de la sociologie pour me décentrer de moi-même, de ma vie personnelle, de prendre beaucoup de recul. La sociologie m’a permis ça. [...] La sociologie permet vraiment de se regarder de l’extérieur. »

Eh bien le temps est peut-être venu pour Grégoire Simpson de se décentrer à nouveau. Il est peut-être temps pour lui de tuer le maître et de le dépasser ; de savoir placer Usul et ses multiples en retrait pour mieux se concentrer sur ce que TOUTES les sciences sociales pourraient lui apporter.

Pas de crainte à avoir. Si la méthode est juste, fructueux sera le chemin.

Et à la fin, pour sûr, Bourdieu saura reconnaître les siens.

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le 2 juil. 2025

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