De la filmographie pléthorique de Fassbinder je connais au fond assez peu de titres, mais j'en retiens surtout de grands mélodrames ou de sombres histoires au fond malsain, de la part d’un cinéaste qui ne rechigne pas à dépeindre la mesquinerie, l'arrivisme et le mauvais esprit, ou plus largement l'être humain dans ce qu'il a de pire, qu'il soit issu de la plèbe ou de la bourgeoisie. Aussi ne puis-je m'empêcher d'être un peu surpris devant Huit heures ne font pas un jour, une série qui au contraire se distingue par son optimisme et sa foi en la classe ouvrière.


Il s’agit en effet en grande partie d’une comédie de mœurs, avec ses figures excentriques, ses bons mots et son comique de situation. Comédie qui joue même sur des gags un peu faciles, à la manière de Twin Peaks : The Return mais plutôt par l’entremise des dialogues que par celui du burlesque, le genre de saillies éculées qu'on sent venir à des kilomètres, dont on se dit que le réalisateur ne va pas oser les commettre, mais qui surviennent bien sans qu'on puisse pourtant s'empêcher d'éclater de rire. Ainsi le contraste entre les caractères de chacun, effronterie malicieuse de la grand-mère contre exubérance colérique de son gendre, pragmatisme terre-à-terre de Jochen contre candeur rêveuse de Marion, obstination de Grand-Mère contre passivité joviale de Gregor, autorise à rire de cette famille et de ce fait la rend vivante, dynamisant les relations qui lient chacun de ses membres. Difficile alors de ne pas regarder la série le sourire aux lèvres et le baume mis au cœur, alors même que le cadre dans lequel sont plongés les personnages est loin d’être idyllique.


C’est le monde ouvrier, celui des exploités, qui doivent, on s’en doute, constituer une bonne partie de l’audience du feuilleton à l’époque de sa diffusion. Un milieu peu épanouissant, qui amène justement Fassbinder à délaisser sa noirceur habituelle pour embrasser l’optimisme. Dans la mesure où les spectateurs de la série seront plus nombreux que ceux de ses films et issus d’un environnement plus populaire, directement concerné par ce qu’il montre, il se sent responsable de l’effet qu’il peut produire en eux. L’idée, alors, est de surtout éviter de les entraîner vers une forme de résignation, pour au contraire les amener à concevoir leur travail différemment.


Si le film s'inscrit dans la foulée de films militants comme La Classe ouvrière va au paradis, c'est surtout à Michael Cimino qu'il fait penser. De même que plus tard dans Voyage au bout de l’enfer, la vie des travailleurs n’est pas circonscrite aux murs de l’usine. Ainsi, dès qu’on en sort, on passe la soirée à refaire le monde dans des bars feutrés, au son de chansons américaines. Chacun amène sa femme, on se dispute, on danse, on s’enivre, on compatit, et surtout on alimente défaitisme ou espérance. Puis viennent les jours de repos où de nouveau on se retrouve et on s’entraide, on construit peu à peu sa vie de famille. Car si le groupe a ses défauts, parfois divisé par la xénophobie ou des intérêts personnels encore saillants, tous gardent en ligne de mire que l’union fait la force, et qu’elle est le seul moyen de s’élever socialement et de s’épanouir. La mise en scène gagne ainsi en emphase à chaque fois que la solidarité fait son œuvre, quand l’esprit de classe se développe et que tous joignent leur force dans un but commun. Le dernier épisode prend même des allures de Notre pain quotidien de King Vidor, avec cette société égalitaire qui permet aux personnages de retrouver leur humanité en gagnant la maîtrise de leurs moyens de production. La caméra s’élève lorsque la pétition circule de mains en mains, saisissant le mouvement de fraternité qui électrise, mais avec douceur, l’intérieur de l’atelier. De même, c’est quand ils peuvent organiser le travail à leur convenance que, pour la première fois, leur activité, qui n’était pour l’instant que relativement abstraite, est vraiment filmée, avec une attention sur la précision des gestes et la concentration des regards.


Le registre est, sans équivoque, celui de l’utopie. Ces ouvriers qui pensent, qui savent discerner avec acuité les maux qui les enchaînent et les moyens de s’en débarrasser, ils ne sont au fond pas vraiment réalistes – ce qui fut d’ailleurs reproché à la série –, mais ils doivent justement représenter des idéaux pour les spectateurs-travailleurs. Huit heures ne font pas un jour ; ce n’est pas qu'un constat mais surtout un idéal, ou plutôt une réalité trop facilement oubliée par des prolétaires brisés par le travail, qui n'ont d'autre vie que celle qu'ils passent entre les murs de leur usine, pendant seulement un tiers de leur journée. Et qui peut-être ne s’en rendent pas totalement compte, de la même manière que les personnages qui lors d’une scène sont incapables d’identifier la cause de leur mal-être au travail : ils savent que quelque chose ne va pas, mais il ne parviennent pas à mettre le doigt dessus. Fassbinder joue alors ce rôle de révélateur, offrant à la classe ouvrière les clés pour reconquérir le travail, lui ouvrant, mais sans ironie, la porte du paradis.


Huit épisodes étaient prévus et les trois derniers auraient apparemment été écrits, mais la production a décidé d'arrêter avant qu'ils ne soient tournés. Peut-être la série remettait-elle trop en cause l'ordre établi : à l'issue de l'épisode 5, les ouvriers semblent avoir trouvé l'accomplissement en ayant démontré que leur travail est plus efficace et rentable tout en étant plus épanouissant pour eux si on les laisse s'organiser par eux-mêmes, juste avant que Marion, ce regard extérieur qui parvient toujours à percevoir les aberrations qui passent sous le nez des autres, plongés dedans jusqu'au cou, ne leur fasse naïvement remarquer qu'ils ont surtout augmenté le profit de leur patron sans que lui ait eu à travailler plus. La suite de la série, on le sent, s'engageait dangereusement dans la remise en cause du système capitaliste, explicitement représenté comme un esclavage moderne. Système personnifié sous des traits abjects, ceux d'un responsable d'usine semblant tout droit sorti du groupe de richissimes éleveurs de La Porte du Paradis, arborant devant ses employés un éternel sourire méprisant, à la limite de la grimace de dégoût.


On regrettera aussi l’absence de fin au regard de l’autre pan de l’œuvre, souligné par son sous-titre : Une série familiale. En effet, pour Fassbinder l’épanouissement en dehors du travail passe par la famille, et les seize autres heures qui font qu’une journée vaut la peine d’être vécue lui sont consacrées. Il excelle tant dans la peinture de mœurs qu’il est bien dommage de ne pas voir plus de couples disséqués, comme chaque épisode s’engage à le faire.


Ainsi on nous présentait dès les premiers instants une famille parcourue d’énergies contraires, soudée par des liens fragiles et cachant mal ses tensions. Certains de ses membres attiraient immédiatement la sympathie, mais d’autres semblaient assez vite imperméables à toute tentative d’humanisation. On se demandait alors comment allait être abordé Harald, cet homme si rigide, qui estime qu'il n'y a pas de place pour le bonheur dans la vie, et on est un peu déçu lorsque l'on constate que l'épisode 4, censé être consacré au couple qu’il forme avec Monika, adopte surtout le point de vue de celle-ci, et donc que le personnage demeure un mur impénétrable. Puis on parvient à l'extraordinaire dernière demi-heure, et le béton se fissure. Non pas que le personnage craque, se révèle ou s'épanche, mais même si la carapace de rigidité reste en place, on parvient sans mal, enfin, à voir au travers. C'est une soirée à la Cimino, les gens s'enivrent, dansent, titubent, se libèrent, mais au milieu d'eux Harald reste impassible, en décalage total par rapport aux autres, même Irmgard qui jusque là passait pour la secrétaire coincée, engoncée dans ses principes. Harald, lui, ne renonce pas aux siens ; en est-il pour autant heureux ? Difficile à dire, et peut-être est-ce peu important pour quelqu'un qui estime si peu le bonheur, mais face à celui des autres il est possible qu'il comprenne ce que lui-même manque. Quand, essayant de sauver la face devant une Monika dépitée, il invite Marion à danser, celle-ci ne peut que refuser, non pas qu'elle veuille être impolie mais parce que cette demande lui semble absurde de la part de Harald. Peut-être même ne la comprend-elle pas. Harald, lui, ne peut qu'admettre qu'il n'a rien à faire ici, et sans s'épancher, sans grande scène pleine de larmes, il décide simplement de s'effacer et de laisser Monika vivre sa vie. Avec une ahurissante simplicité, il gagne toute l'humanité dont il semblait pour l'instant dépourvu.


Qu’il aurait été beau de voir le couple Wolf/Käthe développé de la même façon, ou plus encore la tante Klara. C’est que Fassbinder ne se contente pas de prodiguer ses conseils aux ouvriers, il cherche également la formule pour une famille parfaite, quand bien même chacun de ses membres serait loin de l’être. Le jeune couple passionné au sein duquel chacun révèle le meilleur de l’autre (Marion est l’étincelle qui allume la détermination que Jochen avait enfouie, tandis que celui-ci aide sa compagne à développer sa conscience et son ouverture), les parents râleurs mais toujours bienveillants, la grand-mère qui refuse de se laisser abattre par son âge mais redouble au contraire d’activité et d’engagement au point d’avoir même réponse à tout ; là aussi, ce sont des idéaux. L’ensemble de la série est parcouru d’un indéniable didactisme, mais ce qu’il présente semble si juste, si important, qu’il n’est au fond que le corollaire de l’optimisme que Fassbinder veut transmettre à la classe ouvrière, une foi naïve en la vie qui paraît absolument nécessaire. La prescription du cinéaste est après tout si simple : il faut s’ouvrir au monde, il faut s’ouvrir aux autres.

Skipper-Mike
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le 4 juil. 2020

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