L'ombre d'un doute
7.1
L'ombre d'un doute

Émission TV France 3 (2011)

L'ombre d'un doute... Mais pas de doute sur l'imposture.

Cet été (2018), j’étais installé tout tranquillou tout près d’un barbecue quand une amie que je n’avais pas vu depuis longtemps m’a dit : « Ah bah tiens ! Toi qui te plains souvent que l’Histoire est traitée de manière romancée et peu scientifique, moi je peux te conseiller une émission que je suis assidument. Ça s’appelle "l’Ombre d’un doute", et le principe est justement de rassembler des historiens autour d’une question pour qu’ils débattent de leur vision sur un événement. C’est très intéressant. » Quand j’ai entendu ça, effectivement j’étais très intéressé. Moi qui ne cessais – et cesse encore ! – de me plaindre qu’à la télé on nous arrose sempiternellement – et avec de l’argent public s’il vous plait – des visions très conservatrices et romanesques des Stéphane Bern et autres Franck Ferrand, me retrouver face à une émission de grande écoute qui aborde l’Histoire de manière critique, je m’en léchais déjà les babines. Alors du coup j’ai tout de suite sorti mon smartphone pour faire une recherche, et quand j’ai tapé « l’Ombre d’un doute », je suis tombé sur… Franck Ferrand.


Alors certains pourraient se demander pourquoi, nous, les historiens et enseignants d’Histoire, nous avons un énorme problème avec des personnages comme Stéphane Bern et Franck Ferrand. Après tout, ils rendent accessibles et agréables l’Histoire ! Le praticien d’une discipline ne devrait-il pas se ravir de constater que le service public dépense de l’argent pour rendre leur science populaire ? C’est quoi le problème ? C’est qu’on est jaloux ? Tatillons ? On a peur de se sentir soudainement obsolètes si la masse devient aussi cultivée que nous ?


Non. Franchement, non : le problème n’est pas là. Vulgariser une science auprès du plus grand nombre, au contraire, on ne demande que ça. Mais pour cela il faudrait qu’on tende les micros et les caméras vers les vrais historiens, et non pas vers ces dangereux charlatans.


Oui, « dangereux » et « charlatan ». Je pèse mes mots. Car l’Histoire n’est pas qu’un simple passe-temps amusant. C’est une science dont les savoirs conditionnent nos représentations sociales d’hier et d’aujourd’hui. Fausser l’Histoire, c’est fausser la société, et cela peut avoir des conséquences graves. C’est un petit peu comme quand tu es médecin et que tu tombes sur une émission où Michel Cymès te fait la promotion des « médecines » alternatives pendant une émission d’une heure et demi en compagnie d’Adriana Karembeu et d’un gars lambda qui semble spécialiste de toutes ces médecines qui n’ont de médicales que le nom. Quand tu es un vrai médecin, ça t’énerve forcément parce que ça donne du crédit à ce qui ne devrait pas en avoir ; ça conforte les gens dans des idées fausses et surtout ça entretient un système qui vit de ça aux dépends de toi. Alors c’est vrai, dans la plupart des cas, ça ne tuera personne. Mais bon, dans quelques cas ça peut quand même inciter à des pratiques à risques. Alors là vous allez me répondre : « mais pas de risque avec l’Histoire ! » Eh bien détrompez-vous. On en reparlera d’ailleurs un peu plus tard dans cette critique.


Car revenons à notre très auguste Franck Ferrand. Après tout, où est le souci avec lui ? N’est-il pas vrai que – justement – dans son « Ombre d’un doute », on se risque quand même à questionner les faits ; donc à les critiquer ? N’est-il pas vrai aussi que dans cette émission, de nombreux historiens sont confrontés pour faire émerger les points de convergence et de divergence sur la question ? Eh bien justement non. Et c’est justement là que ça pose souci. J’en conviens, aux premiers abords, pour qui n’est pas averti, les épisodes de « l’Ombre d’un doute » ont l’air fournis et documentés. Environ une heure pour un épisode, un nombre d’intervenants qui frôle toujours la douzaine, des déplacements dans les musées et sur les lieux concernés : ça a vraiment l’air d’être du serious business. Alors oui, c’est vrai que c’est très sérieux. Le problème c’est que ce sérieux n’est pas au service du savoir, mais de l’enfumage. Et moi, ça m’ennuie vraiment car, pour qui ne connait pas le sujet ou ne fait pas l’effort de la recherche, on ne peut que se faire prendre.


Pour vous en convaincre, prenons un exemple. Au moment où j’écris cette critique (août 2018), le dernier épisode posté sur la chaîne Youtube de l’émission était « Qui était Jésus ? » OK. Sujet intéressant. Décryptons ça. D’abord vérifions qui va en parler. Au total, hors Frank Ferrand, il y aura douze intervenants (comme les apôtres, était-ce voulu ?) dont quatre sont présentés comme historiens (Catherine Salles, Frédéric Lenoir, Hervé Inglebert et Gérard Messadié), quatre comme archéologues (Yardena Alexandre, Jean-Baptiste Humbert, Rustom Mkhjian et Eli Shukron), trois ecclésiastiques (père Stéphane, pope John, et père François) et un astrophysicien (Gérard Proust). Alors bon, moi déjà, j’ai du mal à comprendre comment on peut faire témoigner dans une émission d’Histoire des religieux aux côtés d’historiens, comme si finalement les deux propos se valaient et pouvaient être mis au même niveau. Je n’ai rien contre les croyances, mais la croyance – par définition – c’est l’inverse même de la science. « Mais passons… pourrait-on dire. Après tout, ce n’est pas comme si on nous mentait sur la nature des intervenants. Si on retire les trois clercs et l’astrophysicien, il reste quand même huit personnes qui peuvent prétendre parler au nom de la science historique, non ? » Eh bah non justement. Parce que voyez-vous, on vous a justement menti sur la nature des intervenants. Sur ces huit restants, un seul peut vraiment se prétendre historien. Pas un de plus.


Vous ne me croyez pas ? Vérifiez. Avec la magie d’Internet, les informations sur les gens sont très rapidement accessibles. Quatre historiens nous dit-on ? Non, en fait, à part Hervé Inglebert, les autres ne le sont pas. Catherine Salles est agrégée de Lettres et n’a jamais mis les pieds dans une fac d’Histoire de sa vie. Frédéric Lenoir est philosophe, sociologue, et membre de la Communuté Saint-Jean, mais lui non plus n’a jamais foutu les pieds dans une fac d’Histoire de sa vie. Quant à Gérard Messadié, lui il est carrément romancier ! Donc chapeau les artistes ! Vous allez me dire, il reste les quatre archéologues. Oui, c’est vrai. L’un, Jean-Baptiste Humbert, est diplômé en dessin d’art, de philosophie médiévale, puis, devenu moine dominicain, il a rejoint l’Ecole biblique de Jérusalem pour y faire l’archéologue ; une école dont on peut certainement imaginer – vu son nom ! – qu’elle est d’une totale impartialité sur la question de l’existence de Jésus-Christ. Les trois autres archéologues cités ont quant à eux tous un point commun : ils sont employés de l’Israel Antiquities Authority. Et là encore, quand on sait la théocratie qu’est l’Etat hébreu, il est toujours difficile de jauger la pertinence des propos tenus par les salariés d’un Etat qui pose l’édification d’un roman national religieux comme un socle de l’unité et de la légitimité de son pays. Notons d’ailleurs que l’un de ces archéologues, Rustom Mkhjian, n’était plus archéologue au moment du tournage de cet épisode, mais directeur-adjoint du site de baptême dont il s’est d’ailleurs contenté de faire la publicité. Un avis purement scientifique, à n’en pas douter…


Alors certains pourraient me répondre : « et alors ? Tant que ce qu’ils disent est vrai ! » Bah oui, sauf que non. Avant même de nous poser la question de savoir si ce qui est dit est vrai ou faux, je trouve qu’on devrait se choquer de cette méthode de sélection des intervenants. Ils sont tous croyants pratiquants, étant même parfois passés par des congrégations religieuses ou des institutions politiques qui ne garantissent pas les conditions d’objectivité nécessaires à l’exercice de l’Histoire, et pourtant on ne nous en dit presque rien. On dissimule ou on ment sur l’identité des intervenants afin qu’on ne se rende pas compte que l’échantillon de base est déjà totalement biaisé et orienté et que – forcément ! – tous ces gens vont plus ou moins aller dans le même sens pour raconter la même chose. Il est où l’intérêt d’une confrontation d’historiens si on les prend tous dans le même courant de pensée ?


Du coup, avec un tel panel, ce qui est raconté est-il vrai ou est-il faux ? Eh bah forcément, avec de telles méthodes, on tombe sur un récit biaisé, et si c’est biaisé, c’est donc forcément falsifié. Et là encore, la réalisation de cette émission est malsaine. Les propos de chacun sont hachés de telle manière à ce qu’on puisse leur faire dire ce qu’on veut. On nous concède que les Evangiles ne racontent pas tous la même chose, qu’ils ne sont pas contemporains de Jésus, mais à peine Hervé Inglebert dispose-t-il de dix secondes pour dire que les sources religieuses se contredisent que juste derrière on nous assène l’argument d’autorité. Un Evangile nous parle de l’étoile de Bethléem, on suppose que cette étoile est peut-être (c’est une supposition) un croisement de Mars et de Jupiter. On demande à un astrophysicien inconnu au bataillon à quand peut-on dater une telle configuration astrale. Il nous sort une date de son chapeau, et ça y est, la question est réglée. Donc si je résume : on reconnait que les Evangiles se contredisent, mélangent les périodes, mettent des événements qui n’ont pas pu se dérouler au même moment, mais on fixe quand même une date pour la naissance de Jésus, et cela à partir d’une interprétation libre d’un événement astral notifié par ces mêmes Evangiles ? …Mais c’est brillant comme méthode ça ! J’imagine la gueule de Hervé Inglebert quand il s’est rendu compte que toute son interview – qui a dû durer plus d’une heure – s’est retrouvée réduite à ces quelques secondes tout de suite contredites par une démonstration aussi fumeuse ! Le pauvre…


Et tout le reportage est ainsi fait ! « Ah bon, on ne sait pas où est né Jésus ? Oh bah probablement qu’il est né à Nazareth puisque récemment on a retrouvé un village qui date de l’époque de Jésus ! » On écoute trente secondes l’archéologue Yardena Alexandre qui nous explique qu’au regard de l’analyse des poteries, ce village date certainement d’une période située entre le Ier millénaire avant J.-C. et Ier millénaire après J.-C. Elle n’en dit pas plus, mais voilà comment dans la foulée, Frédéric Lenoir enfonce le clou en affirmant qu’on est vraiment sûr que Jésus vient de Nazareth parce qu’on a trouvé une bourgade qui date de l’époque du Christ. Bah oui. CQFD. Et si on passe toute l’émission ainsi au peigne fin on se rend que tout est construit comme ça. Les Evangiles ne tiennent pas la route ? Oui, mais il y a quand même l’historien juif Flavius Josephe qui parle de Jésus ! Et c’est un contemporain de Jésus puisqu’il a écrit à son sujet seulement trente ans après son existence ! …Bon d’accord, sauf que du coup, ce n’est pas un contemporain de Jésus, hein… Si le gars nait après la mort supposée de Jésus, il ne partage pas de temps avec lui. Et quand bien même aurait-ce été le cas que ça ne prouve pas que ce qu’il raconte tient la route. D’ailleurs on se garde bien de nous lire ce qu’il dit de Jésus. Non seulement c’est très sommaire mais en plus l’usage de certains mots de ce passage (comme le fait qu’il qualifie Ponce Pilate de « procurateur », alors qu’il était préfet) nous démontrent bien que, soit Flavius Josephe était totalement aux fraises, soit qu’il s’est juste contenté de répéter ce que les chrétiens de l’époque lui ont raconté de leur dogme, soit que son propos a été modifié par des clercs lors de la recopie de ses écrits. Bref, cette source, elle est en carton. Le tombeau de Talbiot ? Oui, il est là. On nous précise bien que c’est suspect, mais on n’explique pas pourquoi. Au final, on aura juste retenu qu’il y a sûrement un tombeau de Jésus. La maison de Capharnaüm sur laquelle on retrouve des graffitis « Pierre » et « Marie » ? Oh bah ça ne peut être que la maison dans laquelle Jésus a séjourné quand il est allé rendre visite à Pierre ! Le fait qu’on ne sache pas précisément de quand datent ces graffitis importe peu ! C’est qu’on ne voudrait pas reconnaitre que ça pourrait n’être que la preuve de la présence de simples chrétiens installés là. Mais non, il faut que ce soit une preuve de la présence de Jésus alors c’est une preuve de la présence de Jésus. Démarche implacable. J’y repenserai quand je verrai une croix gammée taguée sur un mur. A quelques décennies près, c’est peut-être Hitler lui-même qui l’a faite. Qui sait ? On nous a bien dit qu’il était passé par la France ce gars-là, non ? Oh !


En fait, vous l’aurez compris, le gros problème de cet épisode c’est qu’il nous dit que les historiens ont tous accepté l’existence terrestre de Jésus et qu’aujourd’hui on ne chipote plus que sur des détails. Or c’est faux. Ce n’est pas que les historiens sont tous d’accord, c’est juste que la grande majorité des historiens reconnaissent qu’il n’y a aucune source exploitable pour parler de Jésus. Ils ne disent rien dessus parce qu’il n’y a rien à dire. Il y a peut-être eu un Jésus, sûrement totalement retransformé pour correspondre aux exigences mythologiques de l’époque. Il n’est peut-être même que ça ; une exigence mythologique ; un Verbe… Mais personne de sérieux ne vient trancher la question parce qu’il n’y a rien à trancher en fait. Pas de source exploitable, pas d’Histoire. That’s it. Parler de Jésus, c’est juste du fantasme. Et d’ailleurs les rares historiens qui osent se positionner sur cette question sont tous des catholiques pratiquants revendiqués. La réalité, c’est qu’aujourd’hui, il n’y aucune théorie validée scientifiquement sur la question de Jésus. C’est ça la vérité historique.


Alors pourquoi « L’ombre d’un doute » s’est-elle donc risquée à faire une émission sur Jésus dans ce cas ? S’il n’y a rien à dire, ça n’a pas de sens ! Eh bah justement si. Faire cela, ça a un sens. C’est juste que ce sens ne revèle pas de la vulgarisation scientifique. Elle relève du dogme. De la propagande. De l’idéologie. Le but n’est pas d’expliquer la réalité du monde, mais d’imposer les fantasmes qui résultent d’un prisme idéologique. C’est ça l’Histoire de Franck Ferrand. Je ne choisis pas les sujets et ce que j’en dis pour éclairer les gens, je le fais pour les conforter dans des représentations particulières du réel. Pourquoi sur cette chaîne d’ailleurs, on ne parle que des grands monarques, des figures du christianisme, ou des icônes de la grande bourgeoisie marchande comme Venise ? Mais parce que seul ce passé doit exister pour Franck Ferrand ! Le passé monarchiste, catholique et bourgeois. L’histoire des puissants. L’histoire des vainqueurs. Le peuple ? Il n’existe pas. Il n’a pas d’Histoire. Il n’est là que pour se projeter dans ses figures tutélaires. Il est là pour se dire qu’il n’est rien et que ce sont eux qui sont tout…


Ça vous parait aller trop loin ? Ça vous semble exagéré ? Alors méfiez-vous, c’est que vous êtes acquis(e) à la cause sans même le savoir. C’est là tout l’enjeu de ces personnalités comme Franck Ferrand, Stéphane Bern ou autre Patrick Buisson. Ils sont payés par le pouvoir, ils sont parfois très proches des présidents, ils sont là pour entretenir le roman national. Ils sont là pour cultiver un imaginaire où seuls les premiers de cordée sont capables de construire des villes et des châteaux, de nourrir des courants de pensée ou de fonder des empires.


Alors après tout c’est une vision comme une autre. On a le droit d’être monarchiste et / ou être conservateur et / ou d'être pour l’entretien des illusions sociales. Moi je ne suis pas là pour faire la leçon aux gens sur ces questions là. Par contre, si on commence à me dire « Ah bah tiens ! Toi qui te plains souvent que l’Histoire est traitée de manière romancée et peu scientifique, moi je peux te conseiller une émission que je suis assidument. Ça s’appelle "l’Ombre d’un doute », alors qu’au moins on m'accorde le droit de qualifier ces émissions d'impostures dangereuses. Car oui, depuis le départ, comme je le disais plus haut, je pèse mes mots…

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le 26 août 2018

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