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Rwanda : La couleur du sang par Clément en Marinière

De Jacques Rivette à Claude Lanzmann, nombreux sont les penseurs éclairés, quoi qu'un peu (juste un peu) pontifiants, à avoir légiféré sur l'éthique de la représentation du génocide juif au cinéma. On ne relèvera pas l'ironie de voir l'industrie nous vendre du meurtre de masse pour le divertissement et pourtant se ratatiner face à la moindre parabole historique : il faut bien laisser quelques cartouches à la littérature. Avec Black Earth Rising, c'est un autre génocide, celui des Tutsis en 1994, qui fait la une de l'algorithme Netflix. Histoire de ne pas trop se mouiller, on n'y verra pas le moindre massacre, même si ces derniers seront illustrés par quelques séquences animées délibérément poétiques et donc particulièrement malaisantes, de la "naissance" de l'héroïne, récupérée au fond d'une fosse de cadavres en forme d'utérus, au massacre de Tutsis réfugiés dans une église, dont les âmes déchiquetées à la machette s'envolent vers d'autres cieux.


Pourtant, et cela ni Lanzmann ni Rivette ne l'avaient vraiment vu venir, il ne suffit pas d'oblitérer les images d'un crime contre l'humanité pour lui faire déshonneur. Black Earth Rising nous embarque en pleine Grande-Bretagne contemporaine, où Eve Ashby, une procureure de la court de justice internationale de La Haye, se retrouve en plein conflit avec sa fille adoptive, une Tutsi. La raison : elle a accepté de poursuivre un général congolais, tyran de la guerre des minerais mais aussi héro de la libération du Rwanda. Vous trouvez ça dense ? Préparez-vous, ça ne durera qu'un seul et unique épisode, puisque la moitié des protagonistes de ce premier arc scénaristique somme toute assez passionnant se retrouveront balayés de la surface de La Haye avant le générique de fin.


C'est que l'ambition de Black Earth Rising est en fait plus modeste. On y suit principalement la tentative de Kate Ashby de poursuivre l'affaire de sa mère, et par la même d'éclairer ses motivations. Passée une parenthèse parisienne franchement hilarante qui échoue à évoquer avec pertinence la responsabilité française dans le génocide, entre prêtres ramenés à la vie et sosie de Philippe Etchebest en mercenaire de la DGSE, la série revient sur les rails plus denses et stimulants du thriller politique. Mais le spectateur continue de se demander où il a atterri, particulièrement lorsque des tueurs à gages congolais ou rwandais ultra-charismatiques commencent à empiler les cadavres dans l'indifférence générale. Les britanniques se sont déjà livrés à cette hybridation compliquée d'histoire coloniale et de film d'espionnage dans The Constant Gardener, mais avec un génocide sur la voie, c'est peu dire que Black Earth Rising est plus souvent obscène qu'autre chose. Et si les interprètes Michaela Coel, John Goodman ou encore Noma Dumezweni donnent de leur personne et sont tous excellents, il faudrait plusieurs paires de mains pour compter les errances de cette maladroite fiction politique.


La principale, relayée par quelques journalistes à la gâchette facile, est que le série serait révisionniste. Et dans les faits, en soutenant la théorie, encore débattue par les historiens, d'un "contre-génocide Hutu", et surtout en en fantasmant des preuves irréfutables, Black Earth Rising l'est bel et bien. Tout n'est pas sans fondement (même si un bon gros paquet de bornes est dépassé lorsqu'un personnage affirme sans remise en question que six millions de Hutus auraient été massacrés), et la série s'inspire largement de la disparition d'Emmanuel Mughisa, un ancien soldat enlevé juste avant avoir pu révéler des preuves (jamais avérées) sur le meurtre d'un président Hutu possiblement perpétré par les exilés Tutsi du Front Patriotique Rwandais. Mais en choisissant de romancer exagérément les faits tout en s'appuyant sur une certaine légitimité historique, Black Earth Rising passe à la fois à côté de la fiction et de la reconstitution, en plus de véhiculer une vision finalement assez infantilisante du Rwanda. Et lorsque le complotisme mondial, signature du showrunner Hugo Blick (The Shadow Line, The Honourable Woman) commence à s'en mêler, à tel point que l'on s'étonne de ne pas voir poindre le moindre franc-maçon illumati dans le champs de la caméra, difficile de ne pas reconsidérer Black Earth Rising comme un véritable objet des années 2010 : prétendument contestataire, mais surtout très racoleur.

ClémentRL
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le 27 avr. 2019

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