Saison 1 :
En partant du postulat que l’adaptation d’une œuvre littéraire aussi gigantesque, aussi unanimement célébrée de la « culture pop » que le Sandman de Neil Gaiman est « impossible », écrire une critique objective de la série TV qui en a résulté relève également d’un défi absurde. Heureusement, la participation de Gaiman lui-même au développement de The Sandman, avec l’aide de producteurs-scénaristes aussi expérimentés que David S. Goyer (Dark City, The Dark Knight, Foundation et des dizaines d’autres films et séries) et surtout Allen Heingerg (plus surprenant : Grey’s Anatomy, Sex and The City…), permet de botter en touche quand la discussion avec les fans les plus puristes de la BDs risque de tourner autour de la fidélité à celle-ci : après tout, si Tolkien avait co-écrit le scénario de la trilogie du Seigneur des Anneaux avec Peter Jackson, on aurait certainement évité beaucoup de discussions inutiles, non ?
Ceci posé, essayons quand même d’y voir clair dans une affaire qui est pour le moins complexe : les 10 épisodes de cette première saison adaptent deux volumes de la série de comic books (Tome 1 : Préludes et Nocturnes et Tome 2 : La Maison de Poupée), avec deux histoires différentes, relativement indépendantes, qui se succèdent. Emprisonné pendant plus d’un siècle par un occultiste (Charles Dance, toujours impressionnant), au cours du premier épisode, Rêve / Morpheus / Sandman doit réparer les dégâts causés par son absence du Royaume des Rêves qu’il gouverne. Il lui faut d’abord récupérer les symboles de pouvoir / armes qui lui confèrent sa puissance. Cette quête fait l’objet des 4 épisodes suivants, qui culminent dans un cinquième épisode, 24/7, porté par le fantastique David Thewlis, qui est le premier sommet de la saison : réflexion noire, désespérante même, sur l’impossibilité de vivre sans mentir, cet épisode terrible, relatant une véritable expérience en huis clos dans un diner américain typique qui finit affreusement mal, est un coup de génie, qui fait passer la pilule de certaines imperfections – on y reviendra – de la série.
Plus fort encore, on enchaîne avec un incroyable sixième épisode, The Sound of Her Wings, qui raconte le résultat d’une autre expérience impliquant Morpheus : se promenant avec sa sœur la Mort, il décide avec elle, par jeu, de rendre un homme immortel pour voir à quelle vitesse celui-ci se fatiguera de la vie humaine. Rendez-vous est pris, chaque siècle à la même date, au même endroit, entre Morpheus et Hob Gadling (brillamment incarné par le fils de Ben Kingsley, Ferdinand), et, au fil des siècles, nous allons être témoins de l’évolution de la civilisation, des mœurs, des mentalités, et de la naissance d’une étrange amitié entre un dieu et un homme, tous deux immortels. C’est passionnant, c’est brillant, c’est émouvant, c’est tout ce qu’une grande série peut et doit nous apporter. Et cela justifie totalement la fameuse phrase de Norman Mailer sur Sandman : « une bande dessinée pour intellectuels ».
La dernière partie de la saison, les épisodes 7 à 10, sont moins réussis, mais s’avèrent quand même divertissants : ils introduisent une forte tonalité LGBT, avec plusieurs personnages-clés qui sont homosexuels, travestis ou non-genrés. Ben entendu, ces choix très contemporains, s’ajoutant à la décision de féminiser et de « dé-caucasianiser » de nombreux personnages de la BD, ont permis à l’habituelle mouvance réactionnaire de se répandre en messages de haine anti-wokisme sur les réseaux sociaux, mais pour tous les gens « normaux », cette étonnante vitalité sociale, politique et sexuelle d’une série de Fantasy fait réellement plaisir à voir ! 
Dans cette dernière partie de la saison, Morpheus affronte une conspiration de l’un des frères / sœurs, Désir, visant à le détruite en utilisant l’apparition d’un « vortex » qui met en danger l’équilibre des rêves, et même l’étanchéité entre rêves et réalité. Par moments, on frôle, dans ces épisodes, la vaine complexité d’une série comme American Gods (elle aussi adaptée de Gaiman…), ce qui fait un peu peur. Heureusement, il règne quasiment en permanence un humour et une fantaisie qui font que ça passe, même en force : le congrès des Serial Killers est une invention réjouissante, qui fournit un contrepoint bienvenu après les considérations dramatiques sur les abus d’enfants au sein de familles d’adoption.
Globalement, avec ses (très) hauts et ses bas (pas catastrophiques), Sandman est une belle réussite : en choisissant une disparité formelle décomplexée, Gaiman nous désoriente régulièrement mais nous réjouit la plupart du temps. On passe ainsi de la fantasy un peu enfantine (pas si loin de Harry Potter, avec le corbeau qui parle, l’épouvantail à tête de citrouille, etc…) au mélodrame amoureux (l’épisode 3 avec le personnage de DC comics, Constantine, devenu féminin, interprété par l’excellente Jenna Coleman), du fantastique gothique délirant (l’épisode 4 avec la grande, dans tous les sens du terme, Gwendoline Christie en Lucifer) à la parodie absurde, et c’est très rafraichissant.
Le choix de Tom Sturridge, vaguement irritant avec sa moue perpétuelle et son manque absolu d’expression, pour interpréter Morpheus peut indisposer, lui qu’on l’imagine plutôt musicien au sein de The Cure à l’époque de Pornography. Néanmoins, la qualité générale du casting ainsi que de la direction d’acteurs injecte dans la série une humanité précieuse, bien loin du simplisme qu’on rencontre souvent dans les adaptations de bande dessinées. Avec des moyens financiers considérables, les effets spéciaux nombreux sont quasiment tous réussis, et permettent aux passages oniriques, toujours un peu kitsch, de rester digestes.
Bref, il faudrait être bien trop rationnel, voire de mauvaise foi, pour ne pas applaudir à une réussite aussi improbable. Il reste que les fans puristes trouveront sans doute mille choses à reprocher à The Sandman. Tant pis pour eux.
[Critique écrite en 2022]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2022/08/15/netflix-sandman-saison-1-gaiman-adopte-avec-succes-sa-bd-culte-en-serie-tv/
Episode inter-saison :
Comme il est de bon ton, ici comme ailleurs, de maudire et de critiquer, voire de mépriser Netflix, sa politique, ses produits, son influence sur le cinéma et sur le public, ayons au moins l’honnêteté de reconnaître quand la plateforme nous épate (comme quand elle produit et diffuse une merveille comme Better Call Saul, mais là n’est pas le sujet). On nous rétorquera qu’il convient plutôt de remercier Neil Gaiman pour l’« easter egg » inattendu que constitue ce double programme d’« entre-saison » de Sandman, et c’est sans doute vrai. D’autant que ceux qui connaissent sur le bout des doigts l’œuvre de Gaiman ne tarissent pas d’éloge sur la qualité de l’adaptation de ces deux « nouvelles » que personne n’avait vu venir, en complément de la série TV… … Deux petits films a priori très dissemblables mais qui, vus successivement, constituent une dénonciation violente de la violence masculine…
Dream of a Thousand Cats est un très joli court-métrage d’animation d’un quart d’heure, qui ravira tous les amoureux des chats, mais qui, au-delà de son charme délicat, se termine sur une idée formidable et terrifiante – que, comme toujours, nous éviterons de spoiler ici… Calliope revient à une forme moins surprenante – filmée donc, cette fois – et relie plus fermement le monde de Sandman à celui de la mythologie grecque en la personne de la muse Calliope, la plus célèbre et la plus puissante des neuf filles de Zeus, qui était donc la muse de la poésie épique (donc, comme il est précisé ici, l’inspiratrice d’Homère). Gaiman, dans une histoire qui fait écho à des préoccupations assez similaires chez Stephen King quant à la source de l’inspiration des écrivains, imagine donc Calliope livrée aux exactions d’hommes sans scrupules convoitant le succès littéraire et ce qui va avec (comme de vendre à prix d’or ses romans à Hollywood pour en faire des blockbusters !).
On appréciera, en termes de respect de la culture grecque, l’utilisation du terme Oneroi (Ὄνειροι) dans l’épisode pour qualifier Morpheus, en effet conforme à la nature mythologique des rêves. Et du coup, devant tant d’érudition, on n’en voudra pas à Gaiman d’avoir substitué Morphée à OEagre, le véritable amant de Calliope et géniteur d’Orphée dans la mythologie : cet arrangement avec les textes anciens lui permet d’intégrer à la saga Sandman ce conte, qui ne manque ni de profondeur ni de pertinence : il se présente clairement comme une représentation de l’utilisation – le viol ? - des femmes dans une société où le pouvoir masculin reste fondé sur la force.
Soutenu par une interprétation subtile du quasi inconnu Arthur Darvill, qui réussit à injecter une vraie humanité dans un personnage a priori haïssable, Cassiope est un moyen-métrage parfaitement réussi, qui confirme ce que les épisodes 5 et 6 de la saison 1 de Sandman avaient laissé entendre : c’est quand il digresse et laisse sa série prendre les chemins buissonniers que Neil Gaiman est le meilleur.
[Critique écrite en 2022]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2022/08/23/netflix-sandman-dream-of-a-thousand-cats-cassiope-easter-egg-parfait/
Saison 2 :
Il y a trois ans, la première saison de Sandman avait réussi le pari risqué d’adapter une œuvre aussi célébrée et respectée que le The Sandman de Neil Gaiman : le résultat était aussi accessible qu’ambitieux, avec un visuel certes stéréotypé, assez typique du gothisme « post-Tim Burton » régurgité par Netflix, mais régulièrement frappant. Cette deuxième – et ultime – saison de la série TV était donc très attendue. Et un peu redoutée aussi, vus les soucis judiciaires de Gaiman qui ont largement terni son aura, et qui font qu’il n’aurait pas participé autant cette fois que pour la première saison… mais c’est une autre histoire. En tout cas, ces onze nouveaux épisodes devaient prolonger l’enchantement : ils ne sont hélas que l’ombre pâle, distante, esthétisante, bavarde et froide, de ceux de la première saison. Explications…
Cette fois, on découvre enfin « la famille » des Eternels, qui recèle quelques spécimens croquignolets : le père, dans l’une des meilleures scènes du film, interprété par le formidable Rufus Sewell, et la petite sœur Delirium (Esme Creed-Miles), qui apportera les plus beaux rayons de lumière et éclats de fantaisie des onze épisodes, ou encore Death, représentation joliment enjouée du concept de la « faucheuse ». On plonge surtout  profondément dans le passé du Seigneur des Rêves, pour découvrir toutes les mauvaises actions qu’il a commises (envers la femme qu’il aime, envers son fils Orphée), et dont il va, cette fois, payer le prix (léger spoiler, pardon !). Il s’avère donc très vite que, alors que la seconde saison se passe principalement dans des univers mythiques, à l’écart de la réalité terrestre, le sujet central en sera Morpheus lui-même. Ce qui va poser un GROS problème : toujours campé par un Tom Sturridge atone et perpétuellement figé dans une gravité éthérée, il devient un personnage assez antipathique. Ce pourrait être un choix courageux (ça l’est sans doute dans la BD), mais ici, son évolution – dont les autres protagonistes parlent régulièrement – est quasiment imperceptible, comme si il n’arrivait jamais à s’extraire de son propre labyrinthe de questionnements existentiels. Marmonnant des paroles vagues avec un regard perdu dans la brume pendant de longues, longues scènes, on ne peut guère parler ici de la création d’un personnage « empathique », et, comme des critiques l’ont remarqué avec humour, il y a du « Hamlet sous Lexomil » chez Morpheus. Il est dès lors difficile pour le téléspectateur de ressentir quoi que ce soit envers les malheurs d’un personnage aussi « absent ».
Qui plus est, les premiers épisodes donnent une impression de surplace, comme si les showrunners, satisfaits d’avoir gagné leurs galons « auteuristes » il y a trois ans, s’abandonnaient à l’autosatisfaction. Le fait que ces épisodes constituent un vaste déballage de la mythologie aussi complexe qu’hétérogène de l’univers créé par Gaiman en ravira certains, qui aimeront le foisonnement de personnages excentriques et bariolés, et en irritera bien d’autres, tant on frôle l’indigestion. Et quand on rentre dans le vif du sujet – le passé de Morpheus -, on a le sentiment désagréable d’une prolifération de protagonistes et d’une multitude d’intrigues qui flottent littéralement, loin de toute narration concrète et toute logique. Quelques bonnes idées surnagent, heureusement : l’introduction de nouveaux personnages, comme le cynique chien Barnabas ou, on l’a dit, la belle figure de Delirium, qui apportent un peu de fraîcheur, mais aussi la relation amoureuse contrariée entre Constantine et la seconde version du Corinthian, ou encore l’enthousiasme guerrier de Nuala, libérée des charmes du royaume où elle est prisonnière. Mais ces brefs éclairs d’originalité ne compensent pas la pesanteur d’une narration ralentie et par trop cérébrale. Quant à l’obstination des scénaristes à n’accepter la mort d’aucun personnage, et à les faire revenir à la fin d’une manière ou d’une autre – après tout, voici un univers fantastique où tout est permis -, elle est tout simplement lâche et grotesque.
Sandman ne manque pourtant pas de moyens, et continue de nous impressionner visuellement : certains décors, certaines apparitions, certaines idées transcendent l’esthétique convenue de l’heroic fantasy, évidemment opérante ici, comme dans toutes les séries de genre sur les plateformes. Mais les belles images et les jolies surprises masquent mal le manque d’émotion, l’absence d’urgence, la fadeur de la « chair ».
Et puis il y a tout le bruit autour de la série, hors de l’écran : les polémiques qui reviennent quant à son « ultra-wokisme » qui irrite tous ceux qui sont hostiles à ces concepts, les controverses autour de Neil Gaiman et de ses ennuis judiciaires, les tensions sur le tournage. D’où le doute, inévitable : les décideurs de chez Netflix savaient-ils encore quoi faire de cette série, passée du « produit d’appel » à « sujet embarrassant »… Ce n’est d’ailleurs pas une surprise que la série, après une rapide apparition en haut des classements, ne rencontre pas cette fois son public…
Cette seconde et dernière saison de Sandman n’est toutefois – et c’est heureux, après la réussite de la première – pas un désastre. C’est seulement une série qui se regarde rêver, écrite et réalisée par des gens sûrs de leur fait, probablement presque arrogants dans leur approche, qui se regardent raconter et filmer. On aurait aimé qu’elle nous emmène encore plus loin, mais elle se termine de manière fastidieuse dans un long autosatisfecit (le dernier épisode, interminable succession pendant une heure de discours célébrant Morpheus, sa vie et son œuvre !). Le rêve est devenu un mausolée surchargé de fioritures dignes d’une dictature décadente : on peut trouver ça superbe (au moins par moments), certes, mais on reste indifférent devant ce monument baroque et glacé.
[Critique écrite en 2025]
https://www.benzinemag.net/2025/08/08/netflix-sandman-saison-2-meme-les-reves-se-ternissent/
Postface : Death: The High Cost of Living
Il suffit de se souvenir que la première saison de Sandman s’était conclue en apothéose par un dernier épisode regroupant deux excellents courts métrages (Dream of a Thousand Cats et Calliope) pour avoir très envie de regarder Mort : La vie… à quel prix ! (Death: The High Cost of Living), l’épisode « postface » une nouvelle fois proposé par David S. Goyer et Allan Heinberg, inspiré d’un spin-off de la BD de Gaiman.
On y retrouve Mort (Kirby Howell-Baptiste), sœur de Morpheus, qu’on avait d’ailleurs identifiée comme l’un des beaux personnages de cette seconde saison décevante, et qu’on est donc ravi de retrouver pour ce qui va s’avérer un épilogue parfaitement réussi. La mort, comme tous les immortels, a le droit d’être dispensée de ses devoirs un jour tous les 100 ans, et de visiter le mode des mortels pour y faire ce qu’elle veut. Elle va y rencontrer Sexton, jeune homme désabusé, perdu dans ses pensées morbides et son ennui existentiel, et bien déterminé à en finir avec l’existence. Leur rencontre va être déterminante pour Sexton, et les aventures, burlesques et même dangereuses, qu’ils vont vivre ensemble vont lui permettre de réaliser ce que signifie réellement vivre — et mourir.
La réussite de l’épisode repose presque entièrement sur le magnétisme serein de Kirby Howell-Baptiste, qui incarne ce personnage improbable d’une Mort réellement lumineuse, chaleureuse, qui n’effraie pas ses « victimes », mais qui les aide à s’interroger profondément sur leur destin. À ses côtés plus que face à elle, Colin Morgan, un acteur de théâtre et de télévision encore peu connu chez nous, interprète un Sexton détestable au début de l’épisode, puis peu à peu touchant dans son scepticisme et sa vulnérabilité. L’alchimie entre les deux acteurs est tangible, ce qui fait que le moyen métrage (car c’en est un, plus qu’un épisode ordinaire de série TV) s’aventure même un peu sur les terres de la rom com (comment deux personnes qui ont une vision de l’existence opposée, voire incompatible, peuvent se comprendre et créer un lien fort entre eux). Avant de se conclure sur une belle tristesse, ou tout au moins mélancolie, qui donnera aussi au téléspectateur le sentiment de saisir, même de manière fugitive, le « sens de la vie ».
Il faut noter que Jamie Childs, que l’on percevait plutôt comme un réalisateur « standard » de séries TV britanniques fantastique, fait un joli travail, en choisissant le dépouillement : peu de scènes spectaculaires, un Londres ordinaire comme toile de fond, et une attention aux visages filmés, aux silences et aux dialogues.
Finalement, on a la sensation que Mort : La vie… à quel prix ! fonctionne comme un baume : sa dimension poétique et même contemplative dans sa conclusion transmet parfaitement la sérénité et le caractère précieux de cette journée « hors du temps », qui redonne foi en l’existence. Et, en dépit de sa banalité digne de la « littérature de développement personnel » de pacotille qui encombre les rayons des supermarchés, la question « Et toi, qu’attends-tu pour vivre ? » résonne longtemps après le générique de fin. C’est sans doute ça la vraie « magie », pas celle des êtres surnaturels qui ont encombré la seconde saison de Sandman, mais celle d’un beau petit film qui se préoccupe de parler de choses ordinaires et importantes.
[Critique écrite en 2025]
https://www.benzinemag.net/2025/08/14/netflix-sandman-mort-la-vie-a-quel-prix-une-postface-touchante-pour-refermer-le-livre/