"The Century of the Self" est un documentaire britannique consacré aux liens entre la psychologie et pouvoir. Plus précisément, il s'intéresse à la manière dont les idées de Freud vont être utilisées au XXe siècle pour servir des intérêts aussi divers que variés.


C'est un exercice risqué auquel se livre Adam Curtis. Le mélange de psychologie et de politique dégage toujours un parfum attirant mais rarement satisfaisant, tant il est facile de retomber sur des territoires vus et revus (comme la critique superficielle du capitalisme ou la corruption politique).
Pourtant le documentaire évite avec brio cet écueil. Fort d'un travail de recherche rigoureux et d'une finesse dans sa construction (alternance d'images d'archives et d'interviews), "The Century of the Self" va se révéler être une plongée particulièrement dense dans un champ complexe de la culture humaine.


Le documentaire est constitué de quatre parties quasi-indépendantes. Chacune possède ses propres thèmes et son fil rouge, avec en toile de fond les avancées chronologiques de la théorisation de l'être humain. Le premier épisode s'intéressera ainsi au destin d'Edward Bernays, inventeur de la propagande moderne et accessoirement double-neveu de Freud. Le second s'occupera de la fille de Freud, Anna, et comment celle-ci tenta de faire passer les idées de son père aux États-Unis. Le troisième épisode s'intéressera quant à lui aux tentatives de dépasser le paradigme freudien dans les années cinquante, à travers différentes organisations thérapeutiques américaines. Enfin, le dernier épisode s'intéressera à l'influence des focus group, ces sondages en profondeur utilisés par les classes politiques des années quatre-vingt-dix pour mieux comprendre les besoins de leurs électeurs.


En concentrant chaque épisode autour d'un fil particulier, Curtis empêche le spectateur de se perdre. Rigoureux, le documentaire situe à chaque fois les coordonnées socio-politiques d'une époque. Mais au-delà du simple exercice historique, le récit prend un intérêt tout particulier dès que l'on commence à lire entre ses lignes. Si l'on laisse de côté un instant son caractère politique, le travail d'Adam Curtis souligne presque sans le vouloir des problématiques capitales de la psychologie actuelle. Ces pôles de réflexion sont néanmoins rarement abordés frontalement, d'où l'intérêt de les extraire ici.


La révolution freudienne s'est imposée à tous par une modification du rapport de l'homme à lui-même. L'unité de soi-même que l'on pensait si évidente s'est vue contredite par l'invention du concept d'inconscient. Comme le disait le père de la psychanalyse, le Moi n'est désormais plus maître de sa propre maison. Le documentaire souligne ainsi l'apparente universalité de l'idée selon laquelle les êtres humains seraient apparemment constitués de désirs égoïstes sous-jacents.


Je m'arrête ici pour la psychanalyse de comptoir, car parler de Freud n'est jamais une chose aisée. Il est très difficile d'unifier sa pensée en une suite d'idées en consonance formant un tout aisément compréhensible. Les lecteurs attentifs de l'inventeur de la psychanalyse connaissent ses nombreuses expérimentations, le lot d'hésitations, de contradictions et de retours en arrière du corpus freudien.En vérité, le documentaire d'Adam Curtis ne parle pas vraiment de Freud. Il parle plutôt de la manière dont des personnes vont récupérer et arranger à leur sauce l'héritage freudien.


Le problème du Moi


Il est impossible dans les sciences humaines de développer une théorie de l'être humain sans verser dans l'idéologie. Le documentaire restitue avec brio ce problème. La parole est ainsi offerte à nombre de thérapeutes d'orientations opposées, chacun laissant transparaître par son choix de mots sa propre vision de l'humain.
Ressort en premier lieu cette récurrence de fonder une psychologie basée sur le "renforcement du Moi", amener le sujet à se débarrasser des oripeaux de la société pour "se réaliser pleinement". S'adjoint à ce premier point des restes de la société de consommation, notamment l'idée qu'en consommant de manière "éclairée", on peut exprimer ce que l'on est.


Problème : nous ne sommes pas notre Moi. Il y a toujours autre chose qui échappe à cette aliénante image et c'est cette chose qui sera appelé "inconscient" par certains, ou "part irrationnelle" par d'autres.


Toute la bonne volonté des différents thérapeutes ne les empêchera pas de se rendre compte que le Moi est bien insuffisant pour rendre compte de l'unité humaine. Un gourou américain interviewé dans le documentaire fait à ce titre une remarque extraordinaire : promoteur d'une thérapie visant à débarrasser les humains des oripeaux que leur offre la société en guise d'identité, il se rend compte qu'enlever couche après couche d'identifications imaginaires chez un personne n'aboutit qu'à une chose : l'idée que le sujet n'est en vérité qu'un vide.


Mais plutôt que de tirer les conclusions de cette lumineuse découverte, la psychologie anglo-saxonne changera toujours son fusil d'épaule, et se perdra dans l'ombre du Moi : thérapies visant à "s'affirmer face aux autres", à "bien exprimer" ses sentiments enfouis, bref, des thérapies visant à transformer l'inconscient en conscient. Toutes ces idées qui perdurent encore aujourd'hui sont en réalité des déformations très importantes de l'œuvre de Freud. Et le documentaire mettra à ce titre un point d'orgue à prendre en compte les écrivains postérieurs à Freud par rapport à Freud lui-même.
On pourra d'ailleurs y entendre un magnifique lapsus de de la fille de Wilhelm Reich.


Toutes ces tentatives thérapeutiques trouvent un appui dans le terme indéfinissable de "libération". Rester sur l'idée que l'être humain n'est pas heureux parce qu'il est bridé par la société condamne chacun à méconnaître ce qui lui manque. Il condamne également à chercher toute sa vie une complétude impossible à atteindre structurellement.
On peut apercevoir dans les prémisses de cette culture de valorisation du Moi l'origine partielle de l'agressivité inhérente à la culture d'aujourd'hui, et que les réseaux sociaux illustrent à merveille : méconnaissance fondamentale de l'aliénation (s'identifier à ce que l'on produit, s'identifier à des images), incitation à la ségrégation (parce que pour se différencier des autres il faut soit s'exclure soit exclure l'autre de son groupe), haine de celui qui ne peut nous combler ou qui semble trop loin de nous, etc.


Le documentaire est donc un excellent moyen de découvrir cette déviation du paradigme freudien, source précieuse pour comprendre autant la psychologie anglo-saxonne actuelle, que la haine envers la psychanalyse, son échec aux États-Unis, ou la psychologisation de la vie politique. Le documentaire se paie même le luxe d'aborder une sobriété bienvenue, ne jouant jamais sur le sensationnaliste malgré le caractère spectaculaire de certaines anecdotes. Ce n'est pas tous les jours que l'on nous conte l'air de rien la chute d'un couvent suite à la rencontre des thérapeutes. C'est vrai ça, qui l'eut cru qu'une simple thérapie pouvait vous amener à devenir une nonne lesbienne radicale ?

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le 14 sept. 2020

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