The Elephant Graveyard
The Elephant Graveyard

Émission Web YouTube (2022)

Devenu beaucoup trop populaire pour ne pas attirer n’importe qui, le stand-up connait un formatage qui s’observe à mesure de l’engouement qu’il suscite. Chose curieuse, une certaine singularité comique se trouve toutefois dans le commentaire du stand-up, comme en témoignent les vidéos de la chaîne YouTube « The Elephant Graveyard ». Elles s’attardent sur un sujet lié au stand-up – critique d’un spectacle ou analyse d’une interview ou même juste d’une déclaration d’un comique – pour les tourner longuement en dérision en les disséquant pour mettre en lumière ce qui se cacherait de sombre ou de dérangeant dans l’esprit de l’humoriste en question. La dernière vidéo en date, publiée il y a quelques semaines, pousse le style singulier de la chaine à un tel niveau d’inventivité comique qu’elle m’a paru mériter louanges et élucidation.


Son titre : ”How comedy was destroyed by an anti-reality doomsday cult”. Comme une synthèse de toutes les vidéos précédentes, elle se propose ni plus ni moins que de répondre à leur interrogation sous-jacente : pourquoi le stand-up est devenu aussi merdique ? Plus précisément, il est question de la scène dite de « Austin », c’est-à-dire de tous les comiques gravitant autour du célèbre podcasteur Joe Rogan, de loin la cible préférée de la chaine. La réponse vient sans tarder sous forme de théorie du complot : cette scène serait un simulacre « hyperréel » d’une vraie scène comique, simulacre dans lequel est construite une réalité parallèle au service de la vision d’une secte apocalyptique et de son gourou … Joe Rogan. S’échapper dans un tel simulacre serait la suite qu’auraient trouvée les puissants de ce monde à une tendance innée de l’être humain à « foutre le camp » lorsque la situation se dégrade. « Pour comprendre pourquoi le stand-up est devenu aussi merdique, il faut remonter 2,4 millions d’années en arrière » nous annonce la voix du narrateur d’un sérieux inquiétant dont il ne se départira pas tout long des 90 minutes de vidéo.


Tout cela est bien sûr du délire, enfin je crois. Mais le comique vient précisément de la trop grande concordance entre le délire et les propos et actes du groupe d’humoristes dont il est question. Ce comique fonctionne à l’inverse du comique « Don Quichotte», où fait rire la capacité à persévérer dans son rêve à chaque nouveau démenti apporté par la réalité. Ici à l’inverse, chaque élément du complot, bien qu’extravagant, est corroboré par un propos de Rogan que le montage nous met sous les yeux. C’est que, contrairement à son ibérique prédécesseur, il s’agit réellement, pour « The elephant graveyard », d’une attaque en règle contre une cible réelle, dont il cherche à montrer la dissonance cognitive qui devient délire collectif. Il ne cache pas une franche et intense hostilité muée en satire envers cette galaxie d’humoristes dont l’étiquette auto-attribuée de « politiquement incorrect » tient lieu de talent. Devant l’incapacité sinon morale en tout cas légale de les agresser physiquement, il nous reste en tout cas de quoi rire devant cette ficelle dont usent les comiques paresseux ou vieillissants et qui confine à l’aveuglement sectaire : quelques blagues sur les pronoms feraient d’eux des poils à gratter qui dérangent, l’avant-garde de la liberté d’expression contre une censeure totalitaire, des rebelles irrévérencieux dépositaires d’une nouvelle contre-culture contre un ennemi « woke » tout-puissant. Alors qu’ils font plus volontiers penser à une armée de clones se fournissant auprès de la même usine de blagues frelatées, qui bénéficient par ailleurs de contrats colossaux avec les plus grandes plateformes de streaming ainsi que des amitiés des oligarques de la tech et du gouvernement étasunien lui-même.


Rien de pire pour un comédien que de voir son critique être plus drôle que soi. C’est le coup symbolique fatal porté à la « Rogansphère » par cette satire, œuvre à part entière dont le style d’humour est aussi fin que singulier. Le sérieux et la gravité excessives de la voix-off (et de la bande-son) font penser à celle de Guy Maddin dans le film « Winnipeg, mon amour » ; elles mettent d’autant plus en évidence, par contraste, l’insignifiance voire la bouffonnerie de leur sujet. Mais là où son illustre compatriote usait d’images expressionnistes très composées, le travail de l’auteur de cet essai-vidéo repose exclusivement sur le montage. Celui-ci ne se contente pas d’assurer une certaine fluidité entre extraits et images impersonnelles illustratives, mais produit un surcroît de drôlerie en isolant par des zooms intempestifs les moments gênants ou révélateurs du fameux podcast, et par sa maitrise des hilarantes surimpressions qui tournent en ridicule le sérieux dont les déclarations de Rogan et de sa secte se parent.


A partir d’un sujet qui se prête plus volontiers au registre de la dénonciation ou de l’analyse dans la vidéo-essai, ce détournement ironique instaure une distance du créateur face à son sujet, un rapport non-fonctionnel qui donne peut-être à ce médium une possibilité esthétique. Au point d’inaugurer un art inédit ? Il reste en tout cas qu’en prétendant s’alarmer de la disparition de la comédie, l’existence même de ce drôle d’objet nous fournit précisément la preuve du contraire.


https://lacouleurpourpre.fr/the-elephant-graveyard-commentaire-sur-le-stand-up-americain/

Mr_Purple
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le 9 sept. 2025

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