Muscleman
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Muscleman

Manga de Yudetamago (1979)

Avec une date, on pardonne bien des choses, à commencer par l’impardonnable. Aussi, si on me dit « Kinnikuman » : je fais la moue ; mais si on me rappelle que le bousin nous vient de la toute fin de la décennie 1970, alors je tempère mon jugement. Le contexte ne fait pas tout, mais il explique bien des choses.


Quand il se trouvait des Shônens dans cette même décennie pour un peu bousculer ses lecteurs ou encore leur retourner les tripes, d’autres auteurs n’avaient pas tant de prétentions. Ce n’est pas un reproche que j’adresse à Yudetamago – pas encore – mais je constate, à consulter les premiers chapitres de l’œuvre, que ce duo d'auteurs destinait Kinnikuman à l’intention d’un public très jeune. Mais à la japonaise ; c’est-à-dire avec ce que le manga comptait d’abus « bon enfant » pour l’époque.


C’est sans rechigner qu’on se laisse porter par les gags un peu lourds et criards brossés dans un style graphique minimaliste. Kinnikuman est un de ces loosers magnifiques, celui qui échoue dans tout ce qu’il entreprend, se couvre sans cesse de ridicule, mais qui sauvera toujours l’honneur en dernier recours. Il est bon de se gargariser des aventures d’un protagoniste aussi salement massacré par la narration. Elle ne lui fait pas de cadeau la carne, mais l’humour le justifie bien. Même des gags adressés aux enfants trouveront moyen de faire rire pour ce qu’ils ont de débile et de spontané. Malheureux en amour et rétamé à la moindre occasion, le prince Suguru est ce perdant pour lequel on se piquera naturellement d’affection tant il met de la vigueur à rebondir après chaque chute.


Du Kaiju par-ci, un fond de catch par-là, de l’humour pour cimenter l’affaire ; on tenait un manga humoristique pour enfants ma foi très correct. Du moins jusqu’à ce que les chargés éditoriaux ne commencent à ramener leur science. Qu’on ne se méprenne pas sur mon compte, j’aime les Shônens de baston autant qu’un autre et, quand on me rajoute un tournoi par-dessus… je dis pas « non »… Mais tout ça ne saurait être considéré sans prendre en compte l’exécution de l’affaire.


Il a donc fallu commencer par présenter quelques combats plus sérieux ; Yudetamago les avaient sans doute déjà dans les cartons en entamant l’écriture de leur manga, et ne reniaient pas l’humour sur lequel avait été érigé Kinnikuman. Cela, jusqu’à ce que le bourre-pif devienne finalement la seule norme en vigueur et qu’on ne puisse plus gaudrioler en paix. Mais dans un premier temps, le mélange d’action et d’humour était acceptable. Acceptable pour ce qu’il avait inévitable. Car, après tout, toute l’intrigue ne pouvait tourner indéfiniment autour de Kinnikuman et Nikku seulement.


Et puis, ce qu’on pourrait appeler la jurisprudence Dragon Ball (bien que l’œuvre soit postérieure au cas qui nous concerne), s’impose sans remords. Les personnages secondaires loufoques des débuts s’effacent et disparaissent au profit de ceux qui deviendront les alliés du héros. Des bons gars pour la plupart, même qu’il y en a un de très SSympa, mais tout ce petit monde débaroule sans trop s’être annoncé et vient faire son trou là où le terrain avait pourtant déjà été aplani par d'autres. La fin d’une époque s’annonce, faut paraît-il embrasser le changement qui vient, se jeter sous le rouleau-compresseur d’une intrigue nouvelle : celle pour laquelle on n’avait pourtant pas signé en entamant la lecture.


Mais soit. L’intrigue se trahit, mais en douceur seulement. Ce qui était relativement plaisant – pour un public très jeune rappelons-le – cherche à s’épaissir le cuir pour s’agréger un lectorat plus adolescent. Du point de vue de la recette éditoriale, un regard objectif s’accordera à reconnaître que la transition était joliment effectuée. Ça ne se renie jamais de trop, alors on lit.


Les combats ne sont pas si mal, bien que la chorégraphie ait un répertoire assez ténu à nous offrir. On préférera de loin leur mise en scène dans l’adaptation animée qui, pour l’époque, avait un certain cachet. La juste alchimie, durant un temps béni, aura ainsi été trouvée entre l’humour et les tournois. Des tournois si nombreux qu’ils donneront le tournis. Car il n’y pas d’intrigue à proprement parler : il y a des tournois. Des tournois avec des ennemis chaque fois sortis de nulle part, dont les contours même ne s’embarrassent pas d’un semblant d’originalité.


Il va de soi qu’il n’y a pas grand-chose à attendre de la personnalité du cheptel qui s’agite ici. Hormis le personnage principal qui se distingue par son sens du ridicule, tous les autres sont interchangeables. Et ça, quand on prend seulement la peine de leur attribuer une personnalité en premier lieu. Le manga n’a cependant pas l’audace de la prétention. Car de prétentions, Kinnikuman n’en a qu’une seule : de durer le plus longtemps possible sans jamais faire bouger les murs ou même chercher à se renouveler. Et le plus drôle, c’est que ça fonctionne assez bien.


Le top départ avait été donné en 1979. Savez-vous combien de temps a duré la saga des tournois perpétuels ? Eh bien figurez-vous que ça ne s’est jamais arrêté. Il y a bien eu une halte en 1987, mais ce ne fut que pour mieux embrayer aussitôt sur des séries dérivées. Le drame du duo Yudetamago est aussi de ne jamais avoir été foutu d’atteindre le succès avec une œuvre qui n'ait eu le moindre rapport avec leur plus grand succès. Plutôt que d’essayer encore et encore jusqu’à aboutir à une éventuelle consécration, les auteurs, plus prudents ont préféré s’en remettre à des valeurs sûres : jamais ils n’ont cessé de dessiner Kinnikuman.


Mes yeux s’étaient écarquillés quand, pour l’occasion de cette critique, j’avais constaté le nombre de chapitre à écouler. Presque huit-cents. Et pour cause, la série officielle Kinnikuman, celle dont je vous relate la présente critique, a été purement et simplement renouvelée en 2011. On a sorti le cadavre de sa tombe pour le plaisir du galvinisme éditorial. Vous excuserez l’odeur putréfiée qui en émane alors.


Kinnikuman était une œuvre qui s’adressait aux enfants puis, un peu plus péniblement, aux adolescents duveteux. Mais je vous parle alors d’une cible éditoriale qui était à l’époque contemporaine de l’œuvre. Car toute cette marmaille de 1979, aujourd’hui, elle est en âge de se plaindre des boursouflures de sa prostate.


Alors qui, aujourd’hui, pour lire Kinnikuman ? Des malfaisants qui mangent indistinctement et avec plaisir tout ce que le milieu Shônen leur excrète dans la tête ? Des nostalgiques ? C’est bien possible. Un syndrome de Stockholm justifiera sans doute cette fidélité indue. Je me souviendrai longtemps de l’arc Neptuneman où le champ lexical de l’amitié a tant brillé que je suis resté aveugle une semaine après ne l’avoir que trop scruté. Ce genre de choses, ça laisse des traces. Et cela, sans compter les rengaines creuses sur l’amitié, des combats interminables avec de moins en moins d’enjeux, pour se payer en plus le culot de ne jamais se renouveler presque un demi-siècle après son entame. Quelque part, tout ça, c’est prodigieux. Je saurais pas vous dire où exactement…. mais ça force l’irrespect.


Rien que des intrigues écrites à la va-vite, des répliques grandiloquentes et grotesques scandées haut et fort, des commentaires gueulés encore plus fort avec, en plus, des combats sans cesse plus invraisemblables à mesure que passent les années…. Oui, pas de doute, on lit bien un manga sur le catch.


Il ne se trouvera pas un personnage marquant pour sortir du lot, rien que des figurants bruyants et agités sur le long du parcours d’une trame qui tourne en rond. De toutes mes largesses, je m’accorderai à écrire que Kinnikuman reste raisonnablement lisible durant vingt volumes. Avec mon lot de « mais » et de recontextualisations ; vingt tomes néanmoins. Mais il aura fallu que cette histoire dure des siècles pour prendre le temps de se gâter. Des siècles, parfaitement. Lisez-le vous aurez vraiment le sentiment d’avoir voyagé dans le temps tellement le scénario patine. Alors, à l’usure, le petit fond de charme dont pouvait se targuer l’œuvre se sera évidemment dissout dans les kilolitres de pisse versés les décennies suivantes. Tant de chemin a été parcouru qu’on oublie d’où Kinnikuman est parti. Il y a pourtant de quoi avoir le vertige. Tout aura été remarquablement démantelé depuis ses débuts. L’humour ? Si cela avait été un besoin physiologique, vous seriez morts d’avoir lu ne serait-ce que les trois derniers arcs narratifs avant la reprise de 2011. Kinnikuman, un looser magnifique ? Il ne sera plus que magnifique finalement. Au point même où l’on apprendra que son visage n’était en réalité qu’un masque derrière lequel il dissimulait une bouille d’éphèbe.


Et que dire de la reprise de 2011 ? Qu’elle a continué dans la droite lignée de ce parcours qui s’en allait cheminer droit au gouffre ? Un nouveau méchant, sorti à nouveau de nulle part, vient aimablement se jeter sur les poings des personnages principaux. Sans doute en guise d’hommage aux centaines d’autres qui, avant lui, l’ont précédé pour disparaître ensuite dans le néant. Saint Seiya avait Hadès pour relancer un Jukebox déjà atone, les Justice Chôjins ont Enma. Cette fois, les hostilités se seront accomplies que pour la finalité de briser la paix entre les trois factions. On sent le scénario qui a été peaufiné durant des décennies de dur labeur intellectuel. Le fan-service était au moins là pour faire revenir toute une batterie de personnages. Il faut se raccrocher à ce qu’on peut en période de disette.


En dernière instance, et cela est encore plus criant quand on lit la suite de Kinnikuman, un retour ne vaudra jamais une naissance à moins de n’être que fugace et de ne pas étendre indécemment son séjour.


Un des panégyristes de l’œuvre, sur Sens Critique, avait écrit que Kinnikuman s’adressait à un public de 6 à 77 ans, laissant entendre par-là que l’œuvre était intemporelle. Je corrigerai cette assertion en proclamant que Kinnikuman est un manga qui ne s’adresse plus qu’à public âgé de 6 ou 77 ans et cela, pour ce qu’il a d’infantilisant et de gâteux à nous jeter aux yeux sans pudeur ni remords.


Mais qu’est-ce que Kinnikuman finalement? Eh bien, c’est un plat de Gyudon réchauffé que l’on réchauffe encore pour ensuite mieux le réchauffer des décennies durant et ce, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un goût de cendres. De cendres qui seront par la suite elles-même réchauffées.

Il n’y a pas eu un souffle de nouveauté en près de cinquante années d’existence. Pas même par accident. Cela en dit finalement assez long sur le milieu du Shônen, et ça n’en dit pas grand-chose de bien. Les classiques doivent apprendre à mourir à temps s’ils souhaitent se draper dans ne serait-ce qu’une étoffe de légende. Cette étoffe, à Kinnikuman, on ne la lui accordera même pas pour s'en faire un linceul.

Josselin-B
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le 6 mai 2023

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Josselin Bigaut

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