Une méchante claque encore une fois que nous assène le père Sono Sion. Après avoir analysé au bistouri la place de la jeunesse puis de l'homme dans la société japonaise dans ses opus précédents, c'est au tour de la femme. Dès le départ, l'intention est claire, elle est réduite à l'état de pur objet sexuel au détour d'une scène d'une rare puissance évocatrice, nous invitant à suivre une histoire criminelle en parallèle avec le destin de la jeune Izumi, mariée à un écrivain célèbre de romans érotiques.


L'intrigue est peut-être un peu plus prévisible que Love exposure et Cold Fish, mais lorsqu'on commence à connaître la filmo du mec, c'est peut-être un peu normal, on ne peut lui reprocher d'avoir une certaine cohérence au sein de cette trilogie de la haine. Malgré tout, Sono Sion a toujours ce talent de nous accrocher du début à la fin, par ses ambiances et ses personnages travaillés (avec une mise en branle encore une fois brillante des rapports de force qui prennent tout leur sens dans ce cadre à la limite du sadomasochisme), et son ton incroyablement sombre, peut-être la plus noire de ses oeuvres. Pour mettre en scène le milieu anxiogène de sa nouvelle héroïne, il utilise des traits beaucoup plus feutrés, baroques, avec des séquences intimistes qui mettent en valeur la répétition ennuyeuse de son train-train quotidien, un mari inaccessible à la limite de l'abstraction tant il paraît pur (lorsqu'il lui demande de le mater nu sans même le toucher, on se rend compte combien leur relation est artificielle et malsaine). On s'attache ainsi très vite à elle, pas seulement pour ses formes sublimes et superbement mises en valeur, mais à cause de sa quête désespérée d'émancipation, pour exister enfin pleinement en tant que femme.


Au début, Izumi apparaît toute mignonne, délicate, maladroite dans sa tentative de se libérer et de s'assumer, mais très vite Sono Sion brûle les étapes où il va au bout de ce qu'il entend par s'émanciper physiquement et moralement de sa condition en abordant le milieu d'abord relativement soft des magazines érotiques, puis celui plus frontal de la prostitution. Il nous gratifie de ses habituelles ruptures de ton, mais s'adaptant à son nouveau protagoniste, elles apparaissent moins violentes, mais non moins maîtrisées, avec des intermèdes assez comiques lorsqu'elle prend en assurance, comme son job à la supérette où elle vend des saucisses de différentes grandeurs. Mais cette légèreté ne dure pas, et Sono Sion nous plonge corps et pieds dans le côté sombre du nouvel univers qu'il dépeint en en révélant les dessous, notamment grâce à cette nouvelle gourou qui lui ouvre grande ouvertes les portes de son âme, au risque de se brûler elle-même les ailes. Libération et sexualité exacerbée riment ici avec une réalisation superbe formellement, avec un gros travail sur les couleurs et les composition de plan, et une narration qui adopte parfois des accents poétiques proches de Baudelaire, où les mots finissent par prendre littéralement corps, et ainsi à faire sens, violemment, à travers les images.


Dans son dernier acte, Sono Sion en rajoute une couche en explosant complètement la sphère familiale et l'hypocrisie qui l'habite durant une séquence révélation nous assénant un dernier coup dans la tronche. C'est comme si film après film, ce cinéaste livrait un constat de plus en plus amer et désenchanté sur l'émancipation des individus. Pourtant il nous avait prévenu au détour d'un dialogue qu'atteindre ces ténèbres où résident une certaine vérité dans l'abandon (explorer cette zone d'ombre qui nous habite, c'est mieux se connaître) pouvait aussi virer au pur cauchemar. Éprouvante pellicule, mais qui est aussi particulièrement belle dans cette façon de filmer la souffrance, la frustration, la libération, et le retour de bâton, qui est le prix à payer pour toucher le fond de soi-même. En tous cas il achève sa trilogie sans une once de concession, délivrant au passage une oeuvre incomparable dans le paysage nippon, et rejoignant par là les grands maîtres que sont Kitano, Toyoda, ou Tsukamoto dans leur vision de la société actuelle et de la condition humaine, tout autant déchirante, crève-coeur, et sans porte de sortie apparente.

Arnaud_Mercadie
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le 19 avr. 2017

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Dun

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