Campagne danoise, fin du XIXe siècle. Lise, aînée d’une famille luthérienne, rêve de quitter son hameau familiale. Mais lorsque sa mère est sur le point d’accoucher, la jeune fille voit sa vie basculer en une nuit.

Film de sensation, La dernière nuit de Lise Broholm s’attarde en gros plans visuels et sonores sur les toiles d’araignée dans les coins de fenêtre, sur la chaleur des rayons de soleil, sur la peau irritée des poulets déplumés, ou sur le bruit de la paille frottée entre deux paumes de mains. Les sens ont une narration propre qui définit l’esthétique profonde de cette superbe découverte danoise.

La peau en contact du crin de cheval établit le rapport qu’entretient le personnage de Lise Broholm avec le réel. Ce n’est pas juste un effet poétique, Lise est sensible au réel qui l’entoure, et avec lequel elle interagit. Ses pieds constamment nus, au-delà du folklore champêtre, lui sont un lien de sensation directe avec le sol, la terre, l’herbe, la pierre, la paille, le froid, le chaud, le doux, le danger, la peur. Ses pieds et ses mains sont des capteurs sensoriels dont elle se sert pour appréhender son quotidien, se prévenir du danger ou apprécier l’agréable.

La femme-enfant qu’est Lise se fie à ses cinq sens. Son toucher donc, mais aussi son odorat, traduit au cinéma par des sensations olfactives visuelles et sonores. Le décor grouille d’odeurs diverses, champs, prés, fleurs, animaux, granges, etc. L’ouïe est un autre sens d’une grande et belle importance dans le métrage, l’environnement sonore étant constamment sollicité. Le montage et le mixage sonore sont une même partition dont chaque élément raconte une histoire. Le vent et les insectes évoluent selon les tensions dramatiques intérieures de Lise. Même si rien de visible n’est a priori alarmant, le vent souffle plus fort, les insectes se mettent à hurler, et alors un malaise en crescendo s’installe chez le spectateur. Les oiseaux sont des personnages invisibles à part entière. Lorsque Lise revient inquiète chez sa grand-mère après avoir surpris les cris de sa mère, on peut entendre un envol assourdissant d’oiseaux invisibles à l’image. Ce sont aussi eux qui terminent le générique de fin, dessinant la sensation d’une chape de plomb sur le plan large final. Le travail du son casse la frontière entre les différents niveaux de réels et de non-réels, il élabore une narration à plusieurs niveaux de lecture, et participe enfin à faire du métrage un film de genre à moitié caché. Le film est presque une fiction sonore sur laquelle on s’est payé le luxe de placer des images.

Et quel luxe ! Les images sont enregistrées sur film Kodak 16mm. Ce support moins sensible en basse lumière, reproduit en intérieur comme en extérieur, avec fidélité, ce que l’on pouvait voir du temps de l’avant-électricité. L’œil est ainsi guidé par les quelques sources de lumières naturelles et n’a aucun moyen de distraction. En étant elle-même matière en impression, la pellicule 16mm révèle avec sensibilité les textures employées par les personnages. Elle participe aussi à son tour à brouiller les pistes du réel, en étant d’une part la texture des visions fantasmagoriques et cauchemardesques de Lise, et d’autre part en sublimant le naturalisme de la mise en scène.

En maniant les sensations du personnage telle une cheffe d’orchestre, Tea Lindeburg guide la lecture consciente et inconsciente du spectateur. Quelque chose ne va pas avec le réel de La dernière nuit de Lise Broholm, il s’en dégage une étrangeté dérangeante, comme si un esprit rodait au milieu, pourtant le récit s’attache à des repères contextuels et historiques très concrets. La réalisation réussit donc à intriquer matérialité et spiritualité, grâce à cette attention accrue aux sens. Dans la séquence d’intro du film, c’est bien le souffle de Lise qui décroche les pétales de pissenlit qui se transforment en un nuage qui fait pleuvoir du sang. On ne sait pas à quel moment le réel a commencé à ne plus être du réel, on n’a qu’une sensation du réel, une expérience particulière, guidée, d’un univers à plusieurs étages.

Au début du film, la réalisatrice nous intègre au monde des enfants. Ce monde est en mouvement, il est agité, gai, demandeur d’amour et d’attention. Les caméras tournent avec eux lorsqu’ils jouent, les rayons lumineux éblouissent de chaleur, la nature est vivante et colorée. La punition pour les enfants c’est le non-mouvement, l’attente. En face le monde adulte est fixe, froid, anxiogène, le ventre plein ralentit la mère, les larmes de la grand-mère ne coulent plus, tout est figé. Ces adultes semblent déconnectés de leurs sensations, et de celles qui les entourent. Ils sont en quête de calme, de stabilité, de repère, voilà pourquoi ils sont des gens de travail et de religion, d’abrutissement par la tâche et de culpabilité. Ils assomment leur réel par le geste répétitif, quotidien, cyclique. La nuit appartient à ce monde adulte. Il n’y a plus de soleil qui tourne, de lumière qui change, de vie dans les prés, c’est le lieu originel de la peur des enfants. Le contraste entre le monde des enfants et celui des adultes a là encore à faire avec la sensation. Le début du film enchaîne les archétypes à l’eau de rose (on se roule dans le foin, on souffle un pissenlit au milieu des champs de blé, on joue gaiement sans voir la misère…), pour mieux imposer le contraste du monde de la nuit, celui des adultes rongés par les remords. On passe de la douceur infinie d’une Lise chantant une comptine sur fond de champs de coquelicots, à une mère à quatre patte hurlant comme un diable au visage de la même Lise.

La curiosité morbide des enfants les pousse à imaginer ce qu’il se passerait si leur mère mourrait. Conclusion des enfants : une mère c’est cette chose que l’on admire mais qui nous empêche de rêver. Les filles se rêvent alors enfants perdues inversées, persuadées d’avoir besoin de leur maman mais libérées à l’idée de ne plus en avoir – là où les enfants perdus de J.M. Barrie sont persuadés de ne pas avoir besoin de maman mais finissent par se sentir mieux quand ils en trouvent une en Wendy –. Au milieu, Lise est une Wendy, se tournant vers l’âge adulte, mais appréciant toujours les jeux des enfants. Elle est le point de référence et tout le monde le sait ; les enfants, les femmes, et aussi les hommes. Voilà notamment pourquoi c’est elle qui prend la claque du père, lorsque celui-ci comprend que la mère est mourante. On prie si Lise le veut, on arrête de prier si elle arrête, on traverse le pont et on défit ce qu'on nous a demandé de faire si elle l'autorise, on rejoint la mère souffrante par sa décision. Elle doit assurer des responsabilités plus grandes que les enfants et doit guider la sororité contre la tentation de Peter Pan, misogyne, culpabilisant, divin. Dieu serait ainsi un Peter Pan résigné et vengeur, attirant tous ses fidèles à la culpabilité d’être devenus adultes. Tout comme Peter Pan est en définitive néfaste aux enfants perdus, Dieu fait porter le poids aux croyants d’avoir perdu leurs âmes d’enfants. Ce Dieu n’est ni bon ni juste, il en fait suffisamment pour maintenir la foi de ses fidèles. C’est pourquoi toutes les prières de Lise sont exaucées. Lorsqu’elle arrête de prier en disant que si la décision de Dieu est de tuer sa mère alors elle ne veut pas s’opposer à la décision de Dieu, elle donne l’autorisation à celui-ci de tuer sa mère, puis lorsqu’en sortant elle finit par demander « fais que je n’aille pas à l’école, fais partir Jens Peter, mais ne tues pas ma mère », le mal est déjà fait pour la mère, il ne reste plus qu’à s’occuper du reste… Elle n’ira pas à l’école, Jens Peter partira. Si ce Dieu n’est ni bon ni juste, il est tout au plus loyal à la fierté qui l’anime d’exaucer des vœux.

L’entièreté du film est du point de vue de Lise, et le plan qui achève de le souligner est ce plan subjectif de la jeune fille, devant le lit de sa mère morte. Dans tous les plans de cette séquence, tout le monde n’a d’yeux que pour le dernier souffle de la mère, et pourtant, dans ce plan subjectif, tout le monde regarde l’optique de la caméra, soit Lise, l’air de dire « on s’en remet à toi ». Ce n’est ni la vérité, ni un mensonge, c’est là encore la sensation ressentie par la jeune femme, le poids de ce que l’on attend désormais d’elle : remplacer la mère. Peter Pan a gagné, tous les enfants perdus réclament une maman.

Le film est un témoin de l’ambivalence typique et bien connue des petits peuples de cette époque, entre les croyances païennes et leur christianisme. D’un côté on se méfie des visions, auxquelles on prête une attention particulière – surtout chez les plus âgées –, et de l’autre on s’en remet à Dieu, grand décideur du sort de chacune. Cette double spiritualité est scénaristiquement traitée au premier degré. Ainsi malgré les mises en garde telles que « les visions c’est la médecine du pauvre » ou « les rêves sont là pour nous guider pas pour nous gouverner », le rêve païen de la mère à propos de la naissance s’avère vrai en tout point : l’enfant qui naîtra sera un garçon – donc un futur tortionnaire potentiel pour Lise, d’où sa déception que ce ne soit pas une sœur –, et quand le médecin viendra la mère mourra. Sous une pleine lune ombragée, Elsbeth a peur de croiser un revenant dans le coffre du grenier ; plus tard on ouvre la fenêtre de la chambre de la mère morte, pour laisser sortir l’âme libérée du corps. De l’autre côté, il est conseillé à plusieurs reprises d’avoir confiance en Dieu et en sa volonté. Les premiers plans du film sont remplies d’objets religieux : un crucifix, une Bible, un tableau du Notre Père. Ce Notre Père il faut l’entendre comme finit par l’entendre Lise, ce n’est plus un Père symbolique, esprit supérieur agenré, c’est un père tout court, c’est un homme d’abord. L’homme sur le crucifix c’est l’homme qui souffre pour nos pêchés, pour qui l’on est reconnaissants et redevables, c’est l’homme à qui l’on doit être soumis. Pour Lise, qui est une femme, c’est la peur du pêché originel, avec la broche qu’elle vole à sa mère. Or ce vol n’est la cause de rien puisqu’en définitive la broche est retrouvée par Jens Peter. Lise n’y est donc pour rien et pourtant le mal est fait. Ce mal n’est pas la résultante d’une justice spirituelle suprême, sa cause est systémique, elle est patriarcale. Bien que Lise sera toujours persuadée du contraire, elle n’a aucune responsabilité sur quoi que ce soit passé pendant cette nuit. Lise est l'observatrice qui nous permet d'être observateurs. Elle est l'observatrice qui nous sauve de nos pêchés.

La symbolique des visions arréelles – comme à côté d’un réel –, a elle-même sa propre narration. Comme pour ce papillon qui vole au début du film contre la fenêtre de la chambre de Lise mais n’arrive pas à sortir, et qui à la fin termine desséché, pris dans une toile d’araignée. Ce choix métaphorique du papillon et de la toile d’araignée n’est pas innocent. La dernière nuit de Lise Broholm est le portrait fantasmagorique d’une jeune fille qui finit sous l’emprise, non pas de sa mère, mais de son propre rôle de mère. En vérité, son soucis n’est jamais du côté du maternel ou du féminin, il est toujours du côté des hommes, du Pater. La mère elle-même n’est pas montrée comme une femme qui souffre, elle est l’archétype de la femme qui souffre, prisonnière d’un purgatoire terrestre et jugée pour pêché originel : « J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. », Genèse 3 de la Bible. La mère est davantage possédée par un mal, que souffrante et plaignante d’un mal. Celui-ci est d’ailleurs volontairement absurde ; on entend dire que le sang jaillissait de son vagin, on la voit rugir de rage et non pas hurler de douleur. Elle rugit du poids d’être une femme, dominée par les hommes, dominée par Dieu ; tout ce que met en place la mère est un avertissement à sa fille qui finira par les condamner toutes les deux.

En une nuit, Lise Broholm traverse beaucoup d’étapes du devenir femme de cette époque. Elle est confrontée au doute de la foi religieuse, à la douceur et la violence de la maternité, à la douceur et la violence de la sexualité et du regard des hommes. Elle soulève sa robe pour un jeune homme désorienté, elle baisse les yeux devant un père autoritaire, absent et violent, elle voit la vie d’un nouveau né engendrer la mort. Elle découvre le destin des femmes de sa famille – et de celles de toutes les familles – à porter le grief des décès récurrents. Hommage aux femmes de la petite histoire humaine, le générique de fin s’achève sur la phrase : « À nos mères, à nos filles ». Il n’y a pas de « Ève mère de tous les vivants », il n’y a que des mères et des filles.

Le premier long métrage de Tea Lindeburg, bien qu’il soit parsemé d’éléments de film de genre, est un film d’un naturalisme hypnotisant. Peu soumis aux ellipses temporelles, l’histoire se déploie sur une seule nuit, une dernière nuit qui est en fait la première. Dernière nuit d’une enfant, première d’une adulte. Le plan final est un mouvement de grue où l’on suit Lise sortir de chez elle, traverser la cours extérieure, ramasser un râteau, puis alors que la caméra monte au-dessus des toits du hameau, on découvre l’immensité d’un champ dont est dorénavant responsable Lise. Ce plan large de fin, normalement classique des plans de fin au cinéma, libérateur et annonciateur du générique, est ici une condamnation, une prison pour Lise. Les filles se sont trompées en croyant que la mort de leur mère les libérerait, les mères n’empêchent pas de rêver, elles ont juste arrêter de rêver. Tout le film se déroule essentiellement en intérieur ou dans la cours du hameau, et la seule fois où le cadre s’ouvre c’est pour mieux nous faire ressentir le poids infini de la condamnation de Lise à ne plus pouvoir partir de chez elle. Le titre original du film apparaît alors : « Du som er i himlen », traduction Toi qui es au paradis. Le Toi peut alors autant être Dieu, que Lise, que Lise en tant que Dieu ; le paradis peut être le ciel royaume de Dieu où est partie la mère, ou bien ce que serait la vie sans domination sur Terre, un paradis. Cette sentence sonne enfin comme un message ironique de Dieu à Lise : après une longue nuit de purgatoire, te voilà expiée, te voilà au Paradis. La fin est d’une violence assommante, et une réplique simple mais toute particulière de la grand-mère résonne dans les têtes, d’une puissance évocatrice si forte lorsque l’on pense en effet aux mères et aux filles qui ont enduré tant d’oppressions et de dominations : « Demain est un autre jour, il y aura autant à faire ». Demain est un autre jour, il y aura autant à faire.

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le 17 oct. 2022

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