[L'article sur le blog Lucy met les voiles]


On oublie souvent une chose dès qu’il s’agit de Marvel, tant pour leurs productions maison que pour leurs licences exploitées par Sony ou 20th Century Fox : les détracteurs de ces films sont pour la plupart des gens qui ont accueilli à bras ouverts l’avènement du genre au début des années 2000. Aujourd’hui, une phrase du style «Ouais bof, c’est du Marvel…» est devenue chose commune, et casser du sucre sur le dos de la boîte est aussi facile que de cliquer sur leur nouvelle bande-annonce. Voir débarquer Logan dans ce climat culturel n’a en soi rien de logique, et cette troisième aventure en solo de Wolverine pose pas mal de questions sur le genre dans son entier. Retour en arrière…


Difficile, pour le jeune public actuel, d’imaginer que le règne de Marvel n’avait rien d’évident au début du XXIème siècle. C’est grâce à la ténacité d’un producteur, Avi Arad, que les héros de papier ont prit vie sur la toile avec tous les moyens que cela implique, et il a fallu attendre mai-juin 2002 pour que le triomphe du premier Spider-Man change réellement la donne. En termes artistiques, d’autres avaient tenté leur chance un peu plus tôt, et rendons à César ce qui lui appartient : c’est X-Men, sorti en 2000, qui remporta un premier vrai succès d’estime. Dépourvu de stars bankables (Hugh Jackman débutait dans les habits de Wolverine, Ian McKellen n’était pas encore Gandalf, Halle Berry ne recevrait l’Oscar que deux ans plus tard avec A l’ombre de la haine…), le film de Bryan Singer a ouvert une brèche avant que le Spider-Man de Sam Raimi ne transforme l’essai.


Avec le recul, on peut affirmer sans trop se tromper que l’âge d’or de Marvel se situe dans ces années-là. Le constat est moins radical qu’il n’y paraît, car les débuts de la gloire comportent aussi leur lot de navets irrécupérables. Dans les cinq ans qui suivirent la naissance Spidey, bon courage à qui voulait s’essayer à Daredevil, Elektra, The Punisher, Les 4 fantastiques ou encore Ghost Rider. Néanmoins, tous ces films étaient identifiables et possédaient un style. Des films mous, souvent ridicules mais qui ne se ressemblaient pas ou peu en termes esthétiques. Mieux, ces productions appartiennent à une décennie, 2002-2012, où Marvel se cherchait. Conséquence heureuse, la boîte produisait des adaptations de comics qui allaient de l’inoffensif (Les 4 fantastiques et sa suite encore plus défaillante) au plus brutal (The Punisher, interdit aux moins de 16 ans chez nous), en passant par un tas d’entre-deux (Daredevil donc, mais aussi Blade II, interdits aux moins de douze ans).


Hypothèse : la lassitude actuelle face à l’omniprésence des super-héros vient peut-être moins de la qualité des films que de la variété des propositions. Quoi que l’on pense du premier Avengers, le long-métrage de Joss Whedon a fait un tel carton à l’échelle mondiale (on parle de plus d’un milliard de dollars de recettes) qu’il a, malgré lui, installé une formule et scellé le cahiers des charges du studio. En toute honnêteté, il est aujourd’hui très difficile de distinguer un plan de Captain America : le soldat de l’hiver d’une image d’Avengers : l’ère d’Ultron ou de la bande-annonce du futur spinf-off sur Black Widow. Toujours cette impression de voir un film d’entreprise tourné dans les mêmes bureaux grisâtres, les mêmes parkings et les mêmes salles de réunion. De son côté, 20th Century Fox a tenté via Deadpool de taper dans la comédie rouge sang, et le succès de cet émule nouveau riche de Kick-Ass a certainement aidé à mettre Logan sur les rails.


Délicieux paradoxe tant la tonalité de l'aventure tourne le dos à la voix-off qui s'adresse au public, aux poses amusées et à la dédramatisation volontaire de Deadpool. Le contraste est d'autant plus flagrant pendant la séance : précédé dans certaines salles par le teaser de Deadpool 2, Logan fait presque tâche suite aux pitreries de son collègue Ryan Reynolds qui passe mille ans à changer de costume dans une cabine, montre son cul et arrive trop tard pour porter secours à un passant. Pas démonté, il s'allonge sur son cadavre et pioche dans son sac de courses en lui racontant ses états d'âme. Un credo parodique revendiqué, mais une fois que Logan débute, c'est un autre monde qui s'ouvre ! On y rit avec les personnages sans se moquer d'eux, la violence y est brutale au lieu d'être cartoonesque, et l'implication émotionnelle du public passe avant tout le reste.


Vu la façon dont Deadpool se la joue méta (1) à fond les ballons, il est d'autant plus savoureux de voir comment Logan traite son héritage. Voilà notre héros chargé malgré lui de s'occuper d'une fillette qui partage ses pouvoirs de guérison, puis de la conduire dans le Dakota du nord vers un hypothétique rassemblement de mutants nouvelle génération (tous les frères d'armes de Wolverine ont ici disparu à l'exception de Charles, et aucun mutant n'a vu le jour depuis des années). Sauf que la petite Laura (excellente Dafne Keen) est elle-même fan des X-Men et se balade avec quelques BD de Stan Lee sous le bras ! La posture était visible dès la bande-annonce : ces comics, "à peine un quart de ce qu'on y trouve s'est vraiment passé, et pas de cette façon(...) Dans le monde réel, les gens meurent", assène Jackman. Une note d'intention que James Mangold tient de bout en bout, évacuant toute réflexion méta envahissante avec cette astuce de scénario.


Un dépouillement qui va de pair avec la direction artistique. Adieu costumes moulants, bases high tech et destructions à grande échelle, bonjour usines en ruine, décors arides et gadgets en service minimum. On pourrait même croire que le film est cheap quand on regarde avec quoi il tente d'inscrire son récit dans un futur proche : un simple bras robotique, des camions en forme de blocs motorisés qui se conduisent seuls pour transbahuter les containers, ou encore un mystérieux hôpital militaire qui se résume à quelques couloirs et cellules ! En termes de ressenti pur, cette absence d'artifices à pour effet de nettoyer le cadre de tout ce qui pourrait détourner l'attention du spectateur de l'essentiel, soit le parcours des personnages et l'empathie incroyable que parvient à susciter la mise en scène à leur égard.


Cinéaste honnête qui adapte humblement sa réalisation à tous les genres auxquels il s'attaque (le huis clos meurtrier avec Identity, la romcom avec Kate et Leopold, le polar avec Copland...), James Mangold donne enfin à Wolverine tout ce que l'on peinait à déceler dans la franchise X-Men depuis dix-sept ans, y compris dans les meilleurs opus : une brutalité primitive. Les bandes-annonces ne mentaient d'ailleurs pas sur la marchandise en accompagnant les images par des chansons de Johnny Cash. Déjà réalisateur d'un biopic sur l'auteur/compositeur, l'agréable Walk the line, James Mangold donne au griffu une stature pas loin d'égaler en émotion The Man comes around, Hurt et autres chansons immortelles du prodige de l'Arkansas. Visiblement sur la même longueur d'ondes, Marco Beltrami signe de son côté une bande originale apte à provoquer des frissons irrépressibles, et rend poignant jusqu'au plus bestial des affrontements.


L'absence de gadgets en tous genres et de technologie accessible pourra certes rappeler l'approche opérée sur les James Bond avec Daniel Craig, voulus plus réalistes. Contrairement à ces quatre films qui faisaient souvent la girouette (un 007 vieilli mais qui revient vite au sommet de ses capacités, des personnages secondaires mis dans le feu de l'action mais pas trop longtemps), Logan va au bout de ses idées. Incapable de lire sans ses lunettes, trimballant des cheveux grisonnants et une carcasse fatiguée, Wolvie apparaît sous un jour réellement neuf. Et Mangold (également scénariste) d'en rajouter juste ce qu'il faut dans la pose doloriste : flingué à bout portant, poignardé, tabassé, affaibli, Hugh Jackman incarne cette fois un héros qui fait corps avec un long-métrage violent et viscéral, dont on comprend qu'il ait été sélectionné lors de la dernière édition de la Berlinale. Un travail intègre et salvateur, conséquence d'un apport créatif que l'on devine hérité non pas de la BD, mais du jeu vidéo.


Applaudi à sa sortie, The Last of Us marquait une forme d'aboutissement du récit post-apocalyptique, doublé d'une histoire d'amour déchirante. Impossible, pour qui a passé plusieurs heures avec Joel et Ellie, de ne pas voir leurs héritiers directs en la personne de Logan et Laura. Durée oblige, Logan n'a bien entendu pas l'impact profond du bijou des studios Naughty Dog. Il a en revanche saisi ce qui en fait une expérience puissante, la caméra de Mangold inscrivant ses personnages dans un espace scénique toujours percutant ; voir le premier affrontement entre Laura et ses poursuivants, sous les réactions divergentes de Wolverine et du professeur Xavier, entre stupéfaction et admiration. De même, Logan et Laura se lieront d'amitié avec une famille d'afro-américains à mi-parcours, tout comme le faisaient Joel et Ellie avec Henry et Sam, inoubliable duo de frangins black dont le destin était, là aussi, mis en avant par une écriture très sensible.


Ses fameuses phase 1, 2 et 3, Marvel en a fait un outil marketing bien huilé. Dans l'inconscient collectif, une programmation aussi vaste signifie que Kevin Faige et les actionnaires de Disney ne craignent rien ni personne et n'ont donc même plus besoin de séduire le public pour qu'il se réunisse en masse, débatte du Marvel Cinematic Universe (ou MCU) après la séance puis assurent l'emprise des héros maison sur les réseaux sociaux. Voir la 20th Century Fox s'embarquer sur un credo aussi rageur que celui de Logan est donc une excellente nouvelle, de quoi pardonner sans même y penser les maladresses de ce film magnifique - [SPOILERS] pourquoi se fatiguer à capturer les jeunes mutants lors du climax s'il a été décidé de les mettre à mort ? Comment, au juste, l'infirmière a-t-elle pu recueillir autant d'images des souffrances infligées aux gosses sans se faire repérer ? [FIN DES SPOILERS]


Bouleversant et captivant, Logan s'en va rejoindre Les Indestructibles, Incassable et autres Spider-Man 2 parmi les fleurons du genre. Sans égaler pleinement la maestria de ces tauliers, le film de James Mangold en possède les qualités émotionnelles et la rigueur thématique. Arrivée en premier sur le marché des super-héros post-XXème siècle, l'inégale franchise X-Men vient d'offrir au genre un film pas loin d'être définitif. La seule question que soulève ce direct au coeur est logiquement d'ordre économique autant qu'artistique : le genre tout entier va-t'il capitaliser sur le succès déjà colossal de ce road movie crépusculaire, ou va-t'on retrouver la diversité de propositions des années 2000 ? Sachant que la 20th Century Fox prépare un reboot de Spawn que le bédéaste Todd McFarlane annonce déjà comme "plus sombre et plus crade (...), dans le style de Logan et Deadpool", on espère que le film très premier degré de James Mangold et la comédie rigolarde avec Ryan Reynolds ne seront pas bêtement amalgamés, car Logan vient de prouver avec fracas qu'il est inutile de chercher à contenter tout le monde pour obtenir un succès fédérateur.


Considérant la force de frappe de cet opus presque totalement détaché du MCU, peu importe au fond ce que nous réservent les super-héros pour les dix ans à venir : on pourra toujours voir et revoir ce qui reste le plus beau film du discret James Mangold, déjà signataire d'un Wolverine : le combat de l'immortel certes fréquentable, mais nettement moins bluffant.


(1) Aujourd’hui utilisé pour désigner un tas d’oeuvres faisant des clins d’oeil à d’autres films/séries/jeux/BD, le terme métatextuel définit avant tout un récit qui s’inscrit dans un genre pour réfléchir en profondeur sur ce même genre. Au sein de la culture populaire, l’exemple le plus emblématique de réflexion métatextuelle demeure Watchmen, bande dessinée d’Alan Moore qui revisite une partie de l’histoire américaine en y incluant des super-héros sur le déclin, et en traitant ces derniers comme s’ils avaient réellement existé

Fritz_the_Cat

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