Tusk
4.2
Tusk

Film de Alejandro Jodorowsky (1980)

« Vous ne changerez pas son pays »

Connu pour ses œuvres mythiques que sont La Montagne sacrée, Santa Sangre ou El Topo qui, que l’on aime ou pas leur radicalité, sont passées à la postérité et continuent d’exciter les passions des nouvelles générations, Alejandro Jodorowsky a également réalisé quelques longs-métrages oubliés. Son premier film, Fando & Lys, est le plus connu de ceux-là ; mais lorsque l’on cite Le Voleur d’arc-en-ciel ou ce fameux Tusk, le public se fait d’un coup plus rare. D’ailleurs, si les deux premiers valent clairement le coup d’œil, le film dont il sera sujet ici n’a pas grand-chose à faire valoir (autre que combler l’obsession « complétiste » du fan que je suis), et le désintérêt dont il fait preuve est sans doute plus bénéfique à l’image de son créateur que l’inverse.


Tusk est donc un film que pas grand monde n’a vu, et que je conseillerais même à quiconque d’éviter soigneusement. Quel intérêt d’écrire dessus, alors ? C’est que j’y ai vu, au bout des deux heures d’ennui et de médiocrité, une étonnante métaphore de l’Œuvre tout entière de Jodorowsky, qui m’a rendu presque sympathique ce rejeton cinématographique informe.


Cette « fable panique » – qu’elle se surnomme elle-même – se rapproche davantage du docu-fiction que du voyage surréaliste auquel on pourrait s’attendre. Le film s’ouvre sur une longue séquence de marche d’éléphants sur fond de musique indienne. On y voit les pachydermes renverser des arbres, pousser des troncs, être utilisés par l’homme blanc dans tout un tas d’activités. S’en suivent des séquences où la caméra-épaule déambule dans la foule, s’arrêtant au-dessus d’un groupe en pleine discussion inaudible, se penchant pour observer un charmeur de serpent, puis reprenant sa route au milieu des danses traditionnelles bariolées. Peu de dialogues, aucune mise en scène. Tout est très littéral, ce qui est bien un comble pour le maître du symbolisme ostentatoire.


L’histoire n’a pas vraiment d’intérêt de prime abord, sinon pour porter un message intéressant mais mal exploité et trop confus : une fillette se prend d’affection pour un éléphant, Tusk, qu’elle parvient à sauver de sa condition d’esclave et avec qui elle noue une complicité fusionnelle. Le propos concerne d’abord le colonialisme, évidemment condamné par Jodo', qui s’en donne à cœur joie pour ridiculiser et diaboliser la figure du colon, réduite au rang de chasseur avide d’argent et d’honneurs qui bafoue sans vergogne les lois morales les plus élémentaires. Bien sûr, l’exploitation des éléphants, crevés à la tâche ou réduits à des bêtes de foire, peut être transposée au traitement réservé aux peuples colonisés de manière générale. Le colonialisme devient ni plus ni moins un esclavagisme, qui bientôt se retournera contre ses instigateurs.


La patte du réalisateur franco-chilien n’est pas totalement absente, en témoignent quelques gags à l’étrangeté significative, certains personnages grotesques ou encore la mise en scène très graphique de la violence et du sang. Mais le tableau demeure bien vide. La seconde partie, plus chargée symboliquement, insufflera au moins quelque matière à l’interprétation, à défaut d’être captivante. Comme souvent, la conclusion « jodorowskienne » ouvrira la voie de l’harmonie, de l’amour et de la justice. Comme souvent, le récit prendra la forme d’un parcours initiatique.


La révolte des éléphants en est la preuve. L’éléphant est une figure récurrente chez Jodorowsky, notamment dans Santa Sangre. Géant maladroit puissant et pur, il rime aussi souvent avec asservissement et fragilité. Mais dans la quête d’un dépassement de soi émancipateur mise à l’œuvre dans tous les films du cinéaste, c’est une figure cohérente qui illustre à quel point l’homme, même esclave, porte toujours en lui une forme de dignité, de liberté inaliénable qui le rend infiniment plus « grand » que ceux qui l’exploitent. Ainsi l’homme a-t-il déjà en lui le pouvoir de s’émanciper et de briser ses chaînes, comme les éléphants découvrent qu'ils sont plus puissants que leurs maîtres.


À la fin, Tusk renverse le wagon d’un train bondé de monde, puis démolit la maison de quelques colons : la liberté détruit les rails, la nature renverse l’infrastructure. L’anticonformisme de Jodorowsky n’a jamais été aussi sous-jacent, pour une œuvre qui paradoxalement se veut la plus impersonnelle et éloignée des écarts artistiques auxquels le cinéaste a toujours aspiré. On peut y voir un aveu d’impuissance, ou plutôt un pied de nez à l’industrie : même forcé de s’y plier pour des raisons financières, Alejandro ne cessera jamais de briser les codes et de tenter, à sa modeste hauteur, mais avec la force colossale d’un pachyderme, de chanter sa passion pour le septième art.


Finalement, Tusk est un peu le totem d’Alejandro Jodorowsky. Un film dont il n’arrive pas à se défaire, qu’il rejette en bloc mais qui, comme sa nature, revient au galop. Et c’est d’autant plus un totem que cet éléphant majestueux, sorti de l’esclavagisme pour conquérir sa liberté, est le symbole même de ce cinéaste de génie qui, au nom d’une liberté artistique absolue, n’a jamais hésité à traîner la carcasse ostentatoire de ses délires hors de la file balisée où se bousculaient – et se bousculent encore – ses malheureux congénères.

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le 27 oct. 2018

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Jules

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