Quelle coïncidence... Après avoir vu Winter Sleep (qui était mon premier Ceylan) je décide de me trouver Uzak. Par pur hasard, étant donné qu'il ne s'agit pas spécialement de son plus connu. Mais, à douze ans de différence, et avec plus d'une heure en moins, j'ai nettement préféré le plus ancien. Peut-être parce que le propos déroulé y est très semblable d'un film à l'autre, et que dans l'un on a l'impression que Ceylan a pu tout concentrer avec une grande justesse, tandis que dans l'autre, Winter Sleep, il aura dû reporter sans cesse davantage l'échéance d'une rédemption introuvable.

Mais si Uzak m'a plu, c'est (très honnêtement) pour ses références concrètes et moins concrètes au cinéma d'Andreï Tarkovski. Oui, je suis un grand admirateur du cinéaste soviétique, et je suis au comble de la joie quand je peux voir un film qui fait plus que le prendre en inspiration. C'est pourquoi ma critique se ponctuera des références que j'ai vues dans le film de Ceylan.

Mahmud a d'ailleurs tout du héros tarkovskien : artiste en lutte avec sa subjectivité, peinant à retrouver ses ardeurs métaphysiques passées. Mais la touche Ceylan s'y ajoute : des relations très complexes, ambiguës avec les autres. Winter Sleep y est alors très proche : on évoque surtout la difficulté que la société impose à l'individu, c'est à dire la sociabilité. Mahmut ne veut pas se soucier de sa famille. Il semble qu'il se satisfasse de son porno, de sa prostituée et de ses photos de carrelage. Et c'est là la différence (à l'avantage d'Uzak) que j'ai vue avec Winter Sleep : à quoi bon combler 3h15 de dialogues si l'on peut faire 1h45 de silence, tout en arrivant aux mêmes conclusions ? C'est le cinéma contemplatif de Ceylan que l'on veut voir. Un silence, mais bien plus une absence de paroles qu'un silence : car ce silence est assourdissant. Ce sont des bruits, une pollution sonore qu'on entend le plus. Klaxons, sirènes, mouettes, cris. Rien d'articulé, rien de subjectif, rien de personnel. Ces bruits sont l'incarnation même de l'impersonnalité. Et je donne ma mention spéciale à la scène où Mahmut et Yusuf regardent la scène de Stalker où les personnages sont sur la wagonet en route vers la Zone, ces bruits répétitifs de rails, si hachés dans le film, et venant parfaitement combler ce vide existentiel du salon de Mahmut. Les personnages paraissent absorbés tout entiers dans cette télévision, presque toujours allumée. Il n'y a plus de rapports humains, seulement un bruit sourd, inexorable.

La tension croissante entre Mahmut et Yusuf n'est d'ailleurs pas sans évoquer celle entre les personnages de Stalker qui se fait de plus en plus jour à mesure que l'apothéose se prépare. Et Yusuf de demander qui est ce Bach qui emplit les étagères de Mahmut... Et la musique du Miroir de se substituer à la musique d'Uzak.

C'est d'ailleurs cela qu'a transmis Ceylan : Uzak, c'est la distance, le lointain. Et j'ai presque eu envie de dire que ce film est une anaphore gigantesque : on a l'impression qu'il s'agit d'un long poème, où chaque début de scène ou même chaque début d'action pourrait débuter par le terme "Loin". Tout paraît essentiellement, ontologiquement éloigné. Les personnages entre eux, leur destin qui leur échappe, leurs désirs, rêves, envolés dans un avion pour le Canada. Sûr, ni Mahmut, ni Yusuf n'ont atteint la Chambre qui exaucera tous leurs voeux. Mais, à l'instar du héros tarkovskien, la révélation apparaîtra à Mahmut dans les dernières minutes du film, cette scène très belle, où la caméra se rapproche de son visage, pour voir se dessiner un rictus indécis, alors qu'il fume les cigarettes de Yusuf. S'est-il rapproché de lui ? L'a-t-il compris ?

On voit dès lors avec Uzak qu'il n'est nul besoin d'étirer son film démesurément pour en sortir une très bonne performance. Et je pense que voir les réussites initiales du réalisateur après avoir vu sa Palme d'Or permet de relativiser sur ses préoccupations. J'ai lu quelque part qu'il avait surtout opéré dans une course à la monumentalisation. Dommage, ses oeuvres courtes sont bien plus savoureuses.

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le 7 août 2014

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Alexandre G

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