"Le bonheur, la carrière ne passent pas forcément par le crime qui les exclut même complètement."

Tiré de faits réels, Les Exclus est un roman paru en 1980, se déroulant en Autriche à la toute fin des années 50. Il est écrit par Elfriede Jelinek, auteure autrichienne souvent associée au courant post-moderne, qui a reçu le Nobel de littérature en 2004.
Y est mise en scène une bande de quatre adolescents viennois : Rainer et Anna (des jumeaux), Hans, Sophie. Des immoraux, des violents qui, d'entrée de jeu, sont décrits en plein exercice de leur fonction.
Rainer est la tête pensante du groupe, un jeune issu d'une classe misérablement moyenne et grand lecteur devant l'Eternel. Il se sert de son savoir philosophique pour théoriser la violence et y pousser les autres. Anna, sa sœur, est une pure haineuse, citation à l'appui :



"(...) Anna, elle est en colère contre la terre entière, ce qui ne lui vaut rien, car cela obscurcit son regard et l'empêche d'accéder à quoi que ce soit." (p.17, éd. Points)



Sophie est une petite bourgeoise voyeuse ; avec les deux autres évoqués ci-dessus, elle est en dernière année de lycée, à la différence de Hans, le seul prolétaire du groupe, travaillant déjà à l'usine et dépeint



"comme une machine privée d'esprit qui tue de surcroît l'esprit chez les autres" (p.15)



Ensemble, ils forment un "corps étranger" qui émerge de la masse.


Ils évoluent dans une société qui ne se serait pas "dénazifiée" (par certains aspects même, qui se "renazifierait"), où l'environnement est nerveux et malpropre, à l'image de leur environnement familial, en particulier celui des jumeaux dont le père unijambiste est un ancien SS nostalgique d'une seconde guerre qui lui permettait d'avoir un nom. Un père brutal, humiliant avec sa femme, qui prend des photos de sa chatte en gros plan et l'accuse sans cesse de coucher avec d'autres. Les enfants non plus ne sont pas tendres avec la pauvre mère ; de même, ils piquent les béquilles du père et lui font des croche-pieds alors qu'il ne lui en reste qu'un seul. Ca se bouffe, ça se crie dessus, ça se fait des crasses. Hans exprime tout le mépris qu'il porte à sa mère communiste et à son père, prisonnier politique mort dans les camps. Sophie s'amuse à faire de sa mère une hystérique... Bref, en termes d'ambiance, on n'est pas sur ce que d'aucuns appelleraient des échanges très épanouissants.


D'autant que le style, très bon, est en parfaite adéquation avec l'histoire. Il vient choper le lecteur au col et le réveiller d'une voix de psychopathe, condensée, étouffante, non dénuée d'une pointe de sarcasme parfois. Dès le deuxième paragraphe du livre par exemple :



"Il faut un courage tout particulier pour lacérer le visage d'un homme qui vous regarde en face même s'il ne peut pas voir grand chose à cause de l'obscurité, ou plus précisément pour viser ses prunelles. Car les yeux sont le miroir de l'âme et ce miroir devrait autant que possible rester indemne." (p.13)



Toutefois, dès lors qu'on s'y habitue, je dois admettre que le style perd en force, ce qui constitue de mon point de vue un des défauts majeurs de l'ouvrage.


Au-delà de ça, Elfriede Jelinek, sans justifier la petitesse de ses personnages, nous plonge aussi dans une double dimension de frustration.
La première due à une lutte des classes en écrasante toile de fond, symbolisée, pour Hans et Rainer, par la conquête de Sophie, la seule bourgeoise du groupe. Rainer, comme sa sœur d'ailleurs, refuse l'asservissement qu'on lui ferait subir en tant que prolétaire ; et quant à la classe dont il est issu, elle le rend honteux de sa situation. Hans, lui, hait le prolétariat et traîne avec les autres en espérant échapper à sa condition actuelle. Atteindre la bourgeoisie, c'est atteindre Sophie ; sauf que Sophie s'en fiche, elle, de ces deux mecs en chien ; elle leur fout des vents phénoménaux, davantage à Rainer qu'à Hans d'ailleurs, car Hans est vu comme une chose, un objet qui peut être utile, alors que Rainer est tout juste un boulet qui pérore.
Les jumeaux doivent aussi faire face à une douloureuse connivence entre le prolétaire et la bourgeoise, ces derniers se revendiquant d'abord de la nature, alors que Rainer et Anna ont tendance à croire profondément en la culture. Ainsi les jumeaux sont des petits faiblards, absents du grand air, à vouloir automatiquement faire entrer toute manifestation naturelle dans une assertion culturelle pénible. Hans, fort, et Sophie, sportive, se moquent bien d'eux.
La condition sociale est une prison dans ce livre, une prison résistante qui force l'interrogation : l'autorité s'est perdue, les valeurs n'ont pas résisté à la guerre, la société est malsaine et pas grand-chose n'est resté debout, alors comment se fait-il qu'une logique de classe persiste et que le capital ne se soit pas effondré ? En somme, le concept de classe est comme une incompréhensible barrière, la dernière présente à empêcher une délivrance qui aboutirait sans doute à l'anarchie.


Deuxième sujet de frustration, plus classique cette fois et donc sur lequel je ne vais pas m'étendre : l'amour (et le sexe). Car, on a beau conceptualiser l'amour d'Hans et Rainer pour Sophie, celui-ci vient bel et bien du cœur et, par-delà l'ascension sociale, c'est aussi un sentiment brisé qui mine les deux personnages.
Hans, en attendant des signaux positifs de la part de Sophie, se tape Anna ; mais pour Anna, il est difficile de n'être qu'un corps ; les corps sont un peu des choses sales, comme le reste ; et puis elle veut ressentir l'extase comme dans un livre de Georges Bataille, pas autrement... Malheureusement pour elle, son amour déborde de la bibliothèque et Hans baise sans en avoir à son égard.


Rien de très rayonnant donc... Rien pour s'extirper de leur connerie en tout cas. Car la colère des uns, la perversion des autres ne s'en trouvent pas arrangées.
Mais à toute cette frustration, les jumeaux ont une réponse à apporter. Celle d'un intellectualisme crétin, sorte de mix entre Camus, Sartre, Bataille, Sade, etc. On s'étonnera d'ailleurs de l'influence quasi exclusive des penseurs français sur les personnages ; mais à notre décharge, chers françois, on apprend que les traductions autrichiennes de leurs œuvres étaient d'une qualité très discutable, n'aidant pas à une bonne compréhension de leurs idées - Sade à part, je suppose. Ainsi, ils invoquent ces références littéraires comme pour se déresponsabiliser, se justifier, et principalement pour se donner une contenance lors de conversations plus ou moins absurdes.
Seule Sophie voit cet intellectualisme de la part des jumeaux comme une forme de velléité et de bêtise, elle qui n'a plus rien à atteindre et est en fait la plus perverse et la plus désintéressée de la bande.


Alors ? Exclus du confort social, d'accord. Exclus de l'amour, très bien. Mais leur attitude pour répondre à ces exclusions les éloigne davantage de leurs objectifs et les exclut même entre eux. Exemples : les jumeaux excluent Hans de leur monde de pensée car pour eux, un prolétaire n'est pas censé s'émanciper par la lecture ; Rainer a de l'amour pour Sophie, mais en un sens il comble son chagrin en l'excluant de ses ambitions littéraires ; Anna s'exclut elle-même de la réalité ; etc.
Dans une configuration pareille, le craquage total n'est pas loin.


Ce que l'on peut regretter par contre et qui est un reproche général à ce genre de livres ayant des visées sociologiques, c'est qu'une fois qu'on a compris le postulat de départ (en général, il ne faut pas plus de cent pages), on a affaire en toute logique à des redondances dans le propos. A vrai dire, ce n'est pas ça le problème en soi, je comprends qu'il faille appuyer des points, insister sur une ambiance ; mais lorsque les personnages principaux sont des petites merdes infernales inappréciables et que les épisodes de leur vie ne sont pas fascinants outre mesure, alors l'intérêt s'étiole au fil des pages.


Toutefois c'est une œuvre, à mon humble avis, très solide, que je recommande seulement aux lecteurs les plus motivés, ceux qui arrivent à supporter les atmosphères nerveuses, et les aficionados de ce que l'on pourrait nommer la littérature de l'abjection.

Benson01
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le 25 juin 2018

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