Rome est une série sans précédent dans l'histoire du petit écran, une incontestable révolution. Produite par HBO, créée par John Milius (Conan le Barbare) et Bruno Heller, initialement prévue pour se déployer sur cinq saisons, elle n'en compte malheureusement que deux à ce jour, pour des raisons purement commerciales, son budget colossal ne trouvant aucune compensation à cause de la faiblesse des recettes. Toujours est-il que ces deux précieuses saisons constituent assurément l'œuvre télévisuelle la plus ambitieuse jamais réalisée.
D'une ampleur historique jamais vue, le scénario parcourt une période de l'Antiquité romaine allant de l'avènement de César à celui d'Octave, de la chute de la République à la naissance de l'Empire. L'intrigue croise une trame historique, à travers la représentation des changements politiques et des grandes batailles, et une trame fictive, narrant le destin de deux soldats de la légion, Lucius Vorenus et Titus Pullo. Vient s'y entremêler une peinture sombre, décadente et chaotique de la société et des mœurs du peuple romain, où la violence et la mort côtoient en permanence le vice dans des décors rappelant la misère et le bouillonnement des métropoles actuelles du Tiers-Monde.
Si, d'une saison à l'autre, l'esthétique se révèle impressionnante, rappelant les grands péplums hollywoodiens (Cléopâtre, Spartacus...), elle n'est pas la fin de la série. L'accent est placé sur la construction du scénario, riche en rebondissements, trahisons, intrigues politiques et sentimentales, batailles sanglantes, guerres collégiales et prises de pouvoir. Le kitsch et la bienséance en sont bannis. On est dans l'horreur intégrale, viscérale. La mise en scène, quand elle ne se concentre pas sur les tensions politiques entre dirigeants véreux ou mégalomanes, explore les tragédies qui se jouent au sein de différentes familles, à tous les niveaux sociaux. Rien ni personne n'est épargné : l'aristocratie (les Julii, par exemple) est un repère d'obsédés sexuels querelleurs avides de toute-puissance, les sénateurs ne sont que des opportunistes sournois ne connaissant que la trahison et la peur, les couches modestes sont gangrénées par la prostitution et le crime, omniprésents. Aucune promesse de salut à l'horizon. Mais les créateurs de la série opèrent un tour de force : l'horreur ne rebute pas, elle est totalement fascinante, elle donne à la tragédie une force dramatique colossale. L'horreur dans Rome est magnifique, trouvant un bel écrin empoisonné dans l'exotisme des décors et l'interprétation fiévreuse des acteurs.
La beauté des femmes n'a d'égale que leur perfidie. On se laisse séduire par une galerie de perverses inoubliables d'ambiguïté, pétries de cruauté et de fragilité, simultanément. D'un charisme ravageur, Polly Walker incarne une Atia de Julii mémorable, mère sublime et garce d'anthologie, aussi douée pour les intrigues de pouvoir que pour d'interminables parties de jambes en l'air avec son amant Marc Antoine. Face à elle, la grande Lindsay Duncan prête la sèche beauté de ses traits à l'ignoble Servilia, mère du célèbre Brutus, triste figure du mal : on la plaint autant qu'on la déteste, avec la même force. Les autres personnages de femmes offrent une fascinante diversité de caractères, qu'il s'agisse des plus jeunes (Kerry Condon dans le rôle d'Octavia de Julii, Zuleikha Robinson dans celui de l'ignoble putain Gaïa) ou des plus âgées (innombrables servantes).
Du côté des hommes, les acteurs rivalisent eux aussi de charisme, mêlant subtilement une virilité statuaire et de bouleversantes fêlures. Les protagonistes, Lucius Vorenus (Kevin McKidd) et Titus Pullo (Ray Stevenson) offrent un duo de soldats complémentaires instantanément cultes, dont la psychologie et les motivations mûrissent au fil des épisodes, habitant les zones d'ombres de l'histoire avec une présence dramatique époustouflante. Ils incarnent à eux deux les plus grandes respirations de l'intrigue, c'est par eux que le spectateur se retrouve emporté dans le torrent romanesque de la série. Leur destin est inexorablement mêlé à celui des grands hommes qui les gouvernent, donnant aux articulations de l'Histoire un visage terriblement humain, accessible. On est littéralement bouleversé lorsque Pullo se voit contraint d'aller exécuter Cicéron dans sa maison de campagne, s'extasiant sincèrement sur la qualité des pêches de son verger avant de l'égorger. On est pétrifié d'horreur et de tristesse lorsque Marc Antoine, pris au piège dans le palais de Cléopâtre, demande à Lucius Vorenus de l'aider à se donner la mort.
La troublante proximité, l'intimisme permis par le jeu très naturel des comédiens se voient habilement contrebalancés par le gigantisme ponctuel des scènes de batailles et de cérémonies officielles. Le triomphe de César (saison 1, épisode 10), tourné comme toutes les scènes urbaines dans les mythiques studios de Cinecittà, est d'une splendeur et d'une solennité audio-visuelles à couper le souffle, tandis que la bataille de Philippi (saison 2, épisode 6) n'a rien a envier aux tableaux épiques de Troie (Wolfgang Petersen) ou d'Alexandre (Oliver Stone). Dans la digne lignée du Gladiator de Ridley Scott, la scène d'arène où Pullo massacre tout seul une quinzaine de brutes (saison 1, épisode 11) est une stupéfiante explosion de violence gore (égorgements, démembrements, étripages, décapitations) étonnamment nimbée d'une infinie tristesse, d'une profonde amertume. Cette scène restera comme l'une des plus puissantes de toute la série, portée par une ode barbare à la fraternité, Vorenus venant finalement prêter main forte à son compagnon en danger. D'autres instants d'anthologie viennent ponctuer une fresque intense et brutale (le terrifiant suicide de Servilia, la mort héroïque de Brutus, la mort de Marc Antoine et de Cléopâtre...), où viennent se greffer quelques pointes humoristiques bienvenues (grâce au caractère enjoué de Pullo) et des instants de tendresse renversants, comme cette scène presque finale, où des enfants viennent pardonner crimes et fautes à leur père odieux, alors qu'il est mourant.
Par sa splendeur visuelle, par le jeu très inspiré de ses comédiens, par la richesse de son scénario, par son ambition démesurée et la folie de sa mise en scène, Rome est une série télévisée qui a toutes les apparences d'une grande œuvre cinématographique, osant pulvériser à chaque plan les limites de son support. Quel dommage que le public ait si vite abandonné le navire. Une telle puissance créatrice ne pouvait laisser présager que le meilleur. Espérons, le pouce levé, que le scénario, récemment achevé par Bruno Heller dans l'optique d'un film prolongeant les deux saisons, répondra à nos fiévreuses attentes ! Rome mérite plus que toute autre série l'immensité des salles obscures.