Essaye un peu, pour voir.


D'être une fille noire homosexuelle souffrant d'obésité congénitale élevée dans une famille pauvre du sud des États-Unis en pleine dépression économique qui perd sa mère à l'âge de 14 ans et qui devient chanteuse de blues itinérante au milieu d'hommes peu disposés à l'accepter telle qu'elle est c'est-à-dire trop grosse et trop grande pour plaire à qui que ce soit de sorte qu'elle peut tirer un trait sur sa vie amoureuse avant même qu'elle ait commencé et qui sombre dans les addictions les plus sévères à l'alcool et aux drogues dures pour finir abandonnée de tous comme une chienne misérable amaigrie décharnée et défoncée dans l'indifférence générale. Le jour du jugement dernier, c'est Dieu qui lui demandera pardon.


En matière de vie de merde, Willie Mae Thornton, alias « Big Mama », en connaissait un rayon, une pleine bibliothèque. Personne n'a dit que la vie était facile, mais il semble que certains savent mieux que d'autres jusqu'à quel point elle ne l'est pas. Comment peut-on se farcir autant de poisse ? Par quel enchevêtrement de causes obscures et implacables, suite à quelle combinaison de hasard et de fatalité a-t-elle reçu un tel destin en héritage ? Toutes ces cartes injouables, cette donne à se coucher d'entrée de jeu : « Born Under a Bad Sign », comme dit la chanson... Faire contre mauvaise fortune bon cœur relève parfois de l'héroïsme. Elle n'en manquait pas, de cœur. Elle en avait même à revendre. Apparemment, ça n'a pas suffi.


Elle a fait de son mieux, Willie Mae. Et même mieux que son mieux, pour se faire aimer — au moins un peu. Avant de jeter l'éponge. Elle y a mis tellement d'entrain, d'humour et d'ironie, un sens aigu de l'autodérision, aux limites de la caricature. Forçant le trait, accentuant les aspects grotesques de son personnage, cette grande mémère, cette grosse dondon, cette femme grasse et gauche dans ses habits du dimanche. Et les autres qui se marraient...


« They call me Big Mama ».


Elle le chantait souvent : « They call me Big Mama ». Tu parles, elle se l'est pas attribué toute seule ce vilain blaze. « Big Mama », deux mots qu'elle brandissait crânement, comme un défi, comme sa façon à elle de relever le menton et de désamorcer les railleries. Ok, regarde ça. Je suis la grosse, la moche, le boudin, la lesbiche de service. Plus virile et grande gueule que le plus mâle de tous ces mâles. Vas-y marre-toi. Mais bordel, elle n'était même pas maman.


Tout ça est dans sa voix. Puissante, chaude, gorgée de gouaille et de tristesse. De tendresse aussi. A soulful voice, subtilement éraillée, avec un léger voile sur certaines notes, comme un parfum de mélancolie qui ne veut pas se dissiper. C'est tout son corps qui le chantait ; ce corps meurtri, délaissé, solitaire, qui reprenait ses droits le temps de quelques notes. La musique fut son principal atout, qu'elle balançait sur le tapis, pour tenter de rafler la mise. Du blues plein le bide. Et elle ne faisait pas que le chanter, il faut l'entendre souffler dans un harmonica, ou taper sur une batterie, une cogneuse, une bête de scène. À ses débuts, on la comparait à Bessie Smith. Sa vie ressemble plutôt à celle d'une Etta James, et sa mort à celle de Billie Holiday. En tout cas, vocalement, c'était le même tonneau. En plus blues.


Le blues, sa carte chance, qu'elle jouait encore avant sa mort, quand tous les autres avaient quitté la table. Elle a failli réussir. La gloire l'a effleurée, à Houston dans les 50's, puis pendant le blues revival des années 60. Deux titres magnifiques auraient pu cartonner. Le fameux « Hound Dog », un rhythm 'n' blues furieux, et le slow blues déchirant « Ball And Chain ». Problème : c'est la reprise du premier par Elvis Presley et celle du second par Janis Joplin qui gagneront la partie. Deux reprises superbes, certes, mais les versions originales sont encore meilleures. Et bien sûr, question droits, elle ne touchera rien, que dalle, de la poussière de cacahuètes éventées. Autre problème : à partir des 60's, elle n'est accompagnée que par des musiciens moyens, des mous du genou qui font le job — juste le job.


Exception à la règle, ce disque enregistré en 1966, avec ni plus ni moins que le groupe de Muddy Waters himself, le nec plus ultra des musiciens de Chicago... Le résultat atteint une sorte de pureté blues inégalée. Peu importe si l'on n'y trouve pas ses plus grands tubes, tous les titres sont des sommets. Des gros lingots de blues en barre. On peut rêver aux chefs d'œuvres qu'ils auraient gravés ensemble si l'aventure s'était poursuivie. Mais non. Manque de moyens, manque de motivations, Muddy n'est pas au mieux et Willie retourne auprès de ses musiciens sans flamme dans des clubs de seconde zone. La suite sera de plus en plus sordide. On la ressort de temps en temps, comme une relique, pour un festival quelconque en compagnie de quelques grands noms du passé. Et puis c'est tout.


Elle replonge dans sa vie de ténèbres.
Alcools, drogues et solitude.


Je sais bien qu'on n'y peut rien, nous autres. Je sais bien que ça ne changera rien. Mais pardon quand même, petite maman. De t'avoir oubliée, de ne pas t'avoir aidée, de n'avoir pu être présent. Pardon de ne pas être né au bon endroit au bon moment, pour te connaître, te soutenir, te défendre. Pardon little big ma'.


Elle meurt en 1984. Sous le soleil de Californie. Un 25 juillet.
Ce n'était pas un si beau jour pour mourir.

Pheroe
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le 11 oct. 2015

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