Dis adieu à ton père.


Ce n'est facile pour personne d'avoir un père. Alors le perdre... Tu peux vivre longtemps comme si tu n'en avais jamais eu, comme si tu étais orphelin. T'éloigner, l'oublier, dénier son existence. Jusqu'au jour où ce n'est plus possible. Trop de choses laissées derrière lui, trop de traces inscrites en toi. Dix autres vies ne te suffiraient pas pour en saisir le sens. Il te lègue tout. Fais-en ce que tu peux.


Lui aussi te dit adieu.


Pas le moment de pleurer — garde tes pleurs pour demain.
Pas le moment de dire je t'aime — garde ces mots pour hier.
Pas le moment de demander pardon. C'est lui qui le demande — pardonne-moi,
mon enfant, si je t'abandonne.


Johnny Cash meurt le 12 septembre 2003. Tous les rockers sont en deuil : c'est comme un père qui vient de mourir. Son dernier disque, The Man Comes Around, paru quelques mois plus tôt, est le quatrième de la série des American Recordings, les volets V et VI étant posthumes. Soit une centaine de titres au total (en incluant ceux de My Mother's Hymn Book). L'ensemble forme un grand testament rock. Grand comme un continent, comme l'âme d'un peuple.


Soixante-dix ans et il en paraît cent. Esquinté, laminé, ayant creusé sa propre tombe avec acharnement, voilà où il en est, Johnny Cash. Difficile de tuer le père quand il s'en charge lui-même. En un sens — et peut-être par essence —, toute vie est excessive. Mais la sienne fut excessivement excessive. Ses addictions diverses, ses dérives et ses déprimes, jalonnent le chemin d'une autodestruction programmée. Walk the line ? Il n'a jamais marché droit. Maintenant il paye.


Le mal qui le ronge a gagné. Il le sait. Les autres aussi le savent. Les musiciens qui l'accompagnent, les invités qui passent au studio, les amis simplement là, tout le monde a compris. En entendant sa voix : elle a perdu son assurance, elle avance sur le fil qui sépare les vivants et les morts. Pleine de terre et de gravats, de sable et de poussière, une voix qui rampe, qui tremble, qui crache, fissurée, défaite, usée jusqu'à la corde. Mais capable d'enfanter encore mille récits, mille vies, mille joies et mille peines. Capable d'enfanter l'humanité. Bientôt elle s'éteindra.


Il faut faire vite. Pas le temps d'écrire de nouvelles chansons. Rick Rubin qui produit le disque (comme les précédents) suggère un ensemble de reprises particulièrement éclectique. Tout y passe : quelques titres de Cash lui-même, mais aussi Trent Reznor, Beatles, Sting, Depeche Mode, Hank Williams... Il aurait pu reprendre n'importe qui, Sex Pistols ou Radiohead, Beach Boys ou Metallica... c'était pareil. Personne n'aurait rien trouvé à redire. Il a atteint le stade où il transcende tout ce qu'il chante. À deux pas de la mort, quand le souffle s'épuise et s'amenuise, quand le chant se fait presque chuchotement, il trouve cette rédemption qu'il aura passé une vie entière à esquiver. Sa voix est restée digne, elle a conservé sa noblesse, bannissant toute médiocrité. La vraie force s'acquiert dans le dénuement.


Tant qu'il chante, il est vivant. L'album démarre très fort avec « The Man Comes Around », chanson écrite antérieurement mais jamais publiée, qui met d'emblée la barre au plus haut niveau. Les paroles, chargées de références bibliques et d'accents prophétiques, confèrent à tout ce qui suit une forte teneur spirituelle — ne serait-ce qu'en donnant son nom au disque. Les arrangements, comme sur chaque piste, sont d'une grande sobriété, humbles, épurés : deux guitares acoustiques, un piano, un orgue et basta. C'est un classique instantané. Le deuxième titre, « Hurt », est tout bonnement terrassant. L'original de Nine Inch Nails atteignait déjà des sommets de tristesse, mais Cash élargit encore les fêlures, élève d'un cran la détresse. Impossible d'en sortir indemne. Les autres chansons sont taillées dans le même bois. « I Hung My Head », « Personnal Jesus », « Desperado », « We'll Meet Again », etc., etc., etc. Cash enchaîne. L'héritage n'en finit pas de s'allonger.


Il est au point nodal où tout se croise. Americana : ce genre roots à la jonction de toutes les traditions musicales américaines, folk, blues, country, bluegrass, gospel, rhythm 'n' blues... C'est là qu'il se trouve, Johnny Cash, à la source des sources, au cœur du cœur, au centre du ventre de la grande Amérique. Sur la terre de Whitman et Melville, de Faulkner et Steinbeck, de Charley Patton et Robert Johnson, et des autres aussi, bien sûr. C'est ce que clame tout l'album avec une rare éloquence. À ce stade, les yeux fixés dans ceux de la mort, très peu de choses sont réellement importantes. Ces chansons-là en font partie.


Donne-les à tes enfants.

Pheroe
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le 7 mars 2015

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