Forever Changes
7.9
Forever Changes

Album de Love (1967)

« On est peut-être pas le meilleur groupe du monde, mais on a le plus beau des noms ». C’est ainsi qu’Arthur Lee justifiait l’appellation de son gang mythique, Love. Avec un blase pareil, ils ne faisaient pas tache dans le Los Angeles bohème de la fin des années soixante. Ils avaient tout pour incarner les chefs de file du mouvement hippie de la côte ouest. Déjà, ils étaient un symbole progressiste à une époque où la jeunesse remettait en cause les valeurs rances d’une Amérique grabataire. Love fut le premier groupe pop interracial de l’histoire, et ce n’était pas rien durant cette décennie charnière, qui aboutit à des bouleversements sociétaux majeurs, primordiaux. Tout ne se fit pas dans le plus grand des calmes. Arthur Lee et son orchestre en furent témoins bien malgré eux, lorsqu’en 1965 ils se retrouvèrent en plein milieu des émeutes de Watts, déclenchées par des violences policières perpétrées sur un automobiliste noir. Au final, on dénombra tout de même trente-quatre morts… Arthur Lee, cet illuminé métis gobeur de LSD à qui Jimi Hendrix piqua le style vestimentaire, a appelé son groupe Love, une réponse rebelle mais pacifique à la violence d’une société raciste et répressive. Sauf que Lee n’est vraiment pas du genre à tendre l’autre joue quand il en prend une. « Ils s’appellent Love, mais ils pourraient aussi bien Hate » avait dit d’eux le guitariste de Blondie.


Passé leur dégaine flower-power ou le parrainage des Byrds, saints patrons des fumeurs de joints californiens, Love foutait les jetons. Lee était un excentrique taiseux, un ermite peu chaleureux dont le charisme brutal irradiait la scène. Ses compositions évoquaient des images psychédéliques que n’aurait pas reniées un Syd Barrett en pleine transition schizophrénique. On comptait pas mal de ballades hallucinées, chantées d’une voix précieuse qui assumait une élégante féminité. Mais, à d’autres moments, Love n’avait plus rien de la communauté de doux rêveurs : la musique pouvait se faire sèche comme un coup de trique, du garage proto-punk à faire passer les Who pour d’aimables antiquaires à la retraite. En 1966, le single de leur deuxième album Da Capo, "Seven & Seven Is", était l’un des plus gros boucans jamais sortis. En ajoutant des considérations « peace & love » à leur mauvaises manières de délinquants, Love proposait un mélange détonnant, mi-ange mi-démon, en passe de devenir un véritable phénomène du rock californien.


Pourtant, la sortie de Forever Changes en 1967, troisième opus du groupe aujourd’hui dignement révéré des connaisseurs, sonna le glas de Love. Très vite, le regard du public s’était détourné vers une autre bande d’ahuris mystiques menée par un grand fan d’Arthur Lee. Les Doors avaient coupé l’herbe sous le pied du leader de Love, qui en conservera une rancune tenace. Avec Forever Changes, l’homme avait pourtant signé son grand-œuvre, celui qui devait l’imposer comme le gourou pop de tout l’ouest américain. Il le voyait comme son testament artistique, parce que oui, Lee sentait la mort rôder, et était persuadé de son imminence. Cela n’arriva que bien plus tard (en 2006), mais sur Forever Changes, il chante chaque mot comme s’il s’agissait du dernier. En plein délire mégalomaniaque, plus isolé que jamais, il écrivit seul la majorité des titres, annexant quasiment le reste des musiciens, contre qui il menait une guerre froide motivée par la jalousie et la paranoïa. Bryan McLean, en particulier, en fit les frais. Excellent guitariste et compositeur, ce blond moustachu et ravageur n’avait pas besoin de se forcer pour attirer les regards sur lui. Lee supportait mal cette concurrence charismatique, mais eut tout de même le nez assez fin pour conserver deux compositions de MacLean sur Forever Changes, "Old Man" et le morceau d’ouverture, "Alone Again Or", extraordinaire entrée en matière, faisant démarrer Forever Changes sur des hauteurs stratosphériques dont il ne redescendra jamais.


A l’image de la pochette, c’est un album débordant de couleurs vives. Initialement, Lee entretenait une relation si désastreuse avec ses musiciens qu’il décida de se passer de leurs services, et d’en engager d’autres, plus professionnels et dociles. La palette instrumentale s’est donc considérablement enrichie par l’orchestre philharmonique de Los Angeles et une solide section de cuivres, ce qui confère une grâce supplémentaire aux splendides suites d’accords concoctées par Lee. Le squelette acoustique qui structure les morceaux est en soi une fantastique matrice musicale, une preuve indéniable, s’il en fallait une, de la majesté harmonique dont est capable le compositeur. Le cœur des chansons, en revanche, n’a pas pour vocation de faire planer les auditeurs dans un ailleurs idyllique dénué de drames et d’injustice. Les textes, longs, ambitieux et parfois furieusement abscons ("Live And Let Live"), sont emprunts d’une folle angoisse existentielle. Envisageant la mort comme délivrance potentielle, le chanteur se livre une terrible guerre intérieure, considérant les plaisirs simples de l’existence ("The Good Humor Man He Sees Everything Like This", "Maybe The People Would Be The Times Or Between Clark And Hilldale") et les opposant à ses propres pulsions de mort ("The Red Telephone", "You Set The Scene"). Après l’adorable introduction hispanisante "Alone Again Or", "A House Is Not A Motel" est la première à exposer ainsi le conflit intime d’Arthur Lee, dévoré par son propre Vietnam. Traversé par les solos assassins de l’excellent Johnny Echols, il s’agira du morceau le plus rock du disque, les autres s’éloignant significativement de tout classicisme. Les chansons sont construites comme de vastes labyrinthes dont on se plairait à découvrir de nouveaux passages secrets à chaque visite. L’hallucinante "The Daily Planet" s’ouvre sur deux accords de guitares faussement candides, appuyés par une section rythmique remarquable (Ken Forssi et sa basse funky, Michael Stuart et sa batterie aérée mais percutante) tandis que le chanteur recrache un épais nuage d’ironie béate, une routine morne et crapuleuse entonnée avec une curieuse euphorie. Arrivé à la moitié, le morceau change de registre et, tout en offrant de nouvelles pistes mélodiques, se pare d’un premier degré contrarié : « I feel shivers in my spine », se confesse Arthur Lee, subitement à court de sarcasme. "Live And Let Live" joue de la même ambivalence, avec la tranquillité trompeuse des couplets, anesthésiés par quelques drogues hallucinogènes, et le cruel retour à la réalité du refrain, où le narrateur, lointain cousin du De Niro vétéran de Taxi Driver, semble exorciser un passé traumatisant. Quand à "The Good Humor Man(…)", il lorgne bien plus du côté des délires sophistiqués de Brian Wilson que du folk des Byrds. Outre les compositions à tiroir que l’on pourra qualifier de « pop progressive », Forever Changes contient également des titres à l’élaboration plus classique mais non moins géniaux. On pense à l’étonnant "Bummer In The Summer", hip-hop conscient en mode préhistorique, "Maybe The People (…)", merveilleuse ode aux nuits agitées de L.A. avec de somptueux cuivres de fanfare sud-américains, et bien sûr "Andmoreagain", perle de ballade pop aux arpèges délicats et aux paroles intrigantes.


La colossale quantité de chefs-d’œuvre qui déferla sur l’année 1967 noya dans la masse Forever Changes, dissimulé derrière les premiers travaux clinquants des copains Hendrix et Morrison. Néanmoins, une poignée de fidèles virent dans l’ultime opus de Love (sous cette formation) l’annonce du déclin de l’ère hippie. Prophétique, l’œuvre ne cesse de confronter les idéaux sixties aux morsures de la réalité. Les premiers vers de "The Red Telephone" sont restés dans les mémoires :


« Sitting on the hillside / watching all the people die / I feel much better in the otherside»


Dans cette composition à la richesse mélodique inouïe, le désenchantement d’Arthur Lee précède de quelques années la prise de conscience déprimante des 70’s. Tout de même deux ans avant que ne sorte le chant du cygne cinématographique Easy Rider. "The Red Telephone" est un nouveau bijou aux multiples passages secrets, sublimes et étranges, jusqu’à une coda particulièrement marquante où le chanteur, totalement aliéné, réclame sa liberté avec une conviction craintive, trahissant l’amertume d’un mec de soixante balais. Lee en avait vingt-deux à la sortie de Forever Changes, et sonnait déjà comme un vieux sage à temps partiel, avec de la corne au cœur et un don inimaginable pour la Pop avec une majuscule. Le grand final se nomme "You Set The Scene", et à nouveau, Lee y démontre maturité hors du commun. Au point que lorsqu’il la reprend en concert en 2005, un an avant de succomber à une leucémie, elle résonne avec d’autant plus de force. Démarrant dans une urgence inquiète, "You Set The Scene" surprend une fois de plus l’auditeur en changeant de ton en plein milieu. La batterie se détend, des cuivres triomphants retentissent, et un Arthur Lee brusquement apaisé accepte sa condition de mortel, regardant la fin bien en face avec un grand sourire. Et à ses semblables, il pose LA question essentielle :


« And for everyone who thinks that life is just a game / Do you like the part you’re playing ? »


Durant ces quarante-deux minutes phénoménales où Love tutoie les étoiles, Arthur Lee atteint un statut d’être omniscient, capable de sortir de son propre corps et de l’observer d’en haut. Comme averti d’un secret céleste, il livre avec son groupe magnifique onze titres superbes et énigmatiques, tous différents et complémentaires, pour au final former une œuvre clé de la période, fascinante d’excentricité musicale, passionnante à disséquer tant Forever Changes s’avère inépuisable. On lui réservera facilement une place dans le top 3 de l’année 1967, ce qui pèse très, très lourd.


Pour approfondir le sujet, ne manquez pas mon podcast / article sur Chicane Magazine : http://www.chicane-magazine.com/2017/06/23/podcast-graine-de-violence-love-arthur-lee/

GrainedeViolence
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le 8 oct. 2020

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