Forever Changes
7.9
Forever Changes

Album de Love (1967)

Remarque liminaire n°1 :
Pour le contexte, les anecdotes et la portée incommensurable du disque, je vous invite à vous tourner vers l’excellente critique de FrankyFockers, ici.


Remarque liminaire n°2 :
Quiconque n’ayant jamais entendu un titre stupéfiant comme the red telephone est prié de combler son retard séance tenante, sans quoi il passerait bien évidemment totalement à côté du sujet qui va nous occuper à présent.


Ces précautions prises, attaquons.
Beaucoup trop souvent, quand on parle de musique, on oublie de préciser son genre. Pourtant, on sait tous que le truc parfait à l’apéro entre pote se révèle souvent saumâtre lors d’une écoute attentive au casque, et que l’album qui atteint des sommets de jubilations intellectuelles, assis dans son fauteuil entre deux enceintes ruineuses et un verre de Balvenie à la main, se révèle insupportable en repas avec sa belle-famille.
Le contexte est donc essentiel.


Ici, il s’agit de musique psychédélique.
Même si on ne se trouve pas aux extrêmes du genre, comme 13th floor elevator ou certains Greateful Dead, on est quand même en plein dedans.
Je me demande presque à chaque fois que j’écoute un disque de ce genre (et de ces années) par quel bout l’auditeur qui n’a jamais goûté aux joies psychotropes des substances illicites qui rendent idiot, peut espérer appréhender ce genre aux contours flous, aux arrêtes molles et fluctuantes, et aux dimensions biaisées.


La musique psyché est une pièce bondée, à la porte d’accès entravée par des gravas de shit, dont l’absence de fenêtre rend l’atmosphère viciée, et dont l’eau du seul robinet qu’elle abrite est contaminée par des acides aux effets toujours trop tardifs. Ses moquettes sont épaisses, ses poufs sont sales et encombrés, et les chats qui la peuplent ont le regard si injecté de sang qu’aucun repos en leur compagnie n’est possible. Son plafond est un espace figé de fascination et de torpeur renouvelée chaque seconde, et ses murs dégoulinent d’ombres mouvantes et paranoïaques. Pourtant, une fois allongé à l’intérieur, impossible de se lever et partir. Les perspectives soupçonnées, les inclinaisons devinées, sont bien plus fascinantes que tous les dangers qui les enrobent.
Comme tant d’autres, je fus jeune et curieux, et suis entré dans cette pièce vénéneuse. Comme un retour d’acide, impossible de réécouter un fleuron de ce courant codé sans que les effluves puissantes de mes visites saturées ne me reviennent en tête.
Et encore, cette pièce, je ne fis que la visiter. Arthur Lee et ses potes l’ont tout simplement construite.


Du coup, et sans rien ôter à la beauté naturelle et intrinsèque du disque, il est donc utile de préciser que le contexte dans lequel on l’écoute est déterminant pour choisir ou le ranger, entre l’étagère bon disque, grand disque ou chef d’œuvre.
Il vaudra mieux l’écouter entouré de Hobbits aux pieds poilus en fumant une bonne pipe d’herbe de Longbottom appuyé contre un arbre multi centenaire, ou aux côtés de Nicholson et Hooper autour d’un feu en discutant de flashs lumineux dans le ciel, qu’au 15ème étage d’une tour de banlieue assis face à votre grand-mère adepte rigide de la déco misérabiliste de 1952, ou encore à la gendarmerie de Montigny-Le-Bretonneux à 4 heures du matin sous un néon virulent et crépitant.


Attention, je ne suis pas en train de dire qu’il faut être plombé comme Raoul Duke à l’avant-dernier jour de son trip Vegasien pour apprécier. Non. Encore moins comme la joyeuse bande de Young Guns en pleine montée de Peyotl.
Côté abus, les membres du groupe ont tellement donné que l’auditeur n’a plus à payer son tribut. Comme des buses, ils sont même allés si loin qu’aucun autre disque du groupe digne de ce nom ne verra jamais le jour après celui-ci.
Ce que je veux dire, c’est que, comme pour quantité de grandes œuvres (écrites filmées ou enregistrées), il faut considérer l’atmosphère qui émane du disque autant que le simple enchainement des notes jouées, tout harmonieux que soit cet enchainement.
Forever Changes, c’est ce genre de plat amoureusement cuisiné dont l’odeur enivrante qui imprègne la cuisine est aussi importante que le plat qui finit par garnir l’assiette.


L’intro mariachisante de Alone again Or. Les solos entrecroisés et hallucinés de A house is not a motel. La beauté pure de andmoreagain. Les volutes sublimes de Old Man. L’évidence absolue de The Red Telephone. La douce urgence de Maybe the People Would Be The Times Or Between Clark And Hillldale. Le refrain aérien de Live and let live. La grâce de The good Humour Man He Sees everything Like This. La bonne humeur bondissante de Bummer in The Summer. Le coup de cordes de You Set The Scene.


Et si tout dans ce disque fait regretter une absence de suite, ce manque se ressent aussi en creux. Les morceaux les plus forts se situant de trois en trois (3ème, 6ème, 9ème), le fait que Forever Changes n’en comporte que onze est magnifiquement frustrant.

guyness
9
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le 7 avr. 2015

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guyness

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