J'adore la musique japonaise. Je ne parle pas, et c'est bien dommage car c'est probablement très intéressant, de musiques traditionnelles, comme le Gagaku, mais plutôt de son penchant moderne et populaire, et bien entendu fichtrement occidentalisé. Car oui, occupation militaire d'après-guerre oblige, le Japon s'est très vite américanisé, et s'est abreuvé à la source culturelle de l'oncle Sam qui n'hésite bien sûr pas à lui fournir son pain quotidien. La pop-culture occidentale, ingérée par un archipel avec sa propre histoire et ses propres coutumes, longtemps coupé du monde pendant l'ère Edo, donne un mélange détonant : les comic-books deviennent manga, les cartoons deviennent anime, les werstern deviennent films de samouraïs... Et le rock, bien entendu, fascina aussi les nippons. En particulier le psyché (Boredoms, Acid Mothers Temple, Angel in Heavy Syrup...), la noise (Merzbow, Hijokaidan...), le metal (Flower Travellin' Band, Maximum The Hormone...)... ou même un peu tout ça à la fois avec Boris, mes chouchous.


Mais il est un genre que les Japonais ont su réinventer à leur sauce, et qui m'est encore pour beaucoup inconnu : le hip-hop. Pourtant, il va sans dire qu'une certaine frange de la jeunesse d'un pays aussi urbanisé n'a eu aucun mal à se reconnaître dans la culture rap. Mais la production nippone en la matière a du mal à traverser les frontières. Je veux dire, encore plus de mal que celle des autres genres. La faute, à n'en pas douter, à la barrière de la langue. Car, bien entendu, le texte est une composante importante de la musique hip-hop, mais aussi parce que le japonais, constitué de syllabes simples et claires, n'a pas la même plasticité que le français ou l'anglais lorsqu'il s'agit de jouer sur les mots et les sonorités.


Mais je me doutais qu'il y avait là un faux argument. Tout d'abord parce que le succès d'un bon morceau de rap tient aussi à la qualité de son beat, et aussi à l'efficacité du flow qui déblatère le texte. Et puis surtout parce qu'il y avait malgré tout quelques exemples de rappeurs japonais dont j'appréciais la voix. Notamment les membres du talentueux collectif Tha Blue Herb, originaires d'Hokkaido, île la plus septentrionale du Japon, qui savaient distiller les ambiances froides et urbaines avec une certaine agressivité bienvenue. Mais même si j'appréciais leur disque de 1999, Stilling, Still Dreaming, je trouvais qu'il lui manquait de choses : de l'efficacité, pour aller vite, et de la concision, car l'album dépasse l'heure. Bref, un je ne sais quoi qui me ferait moins hésiter à le ranger avec les classiques du genre français et surtout américains.


Ce je ne sais quoi viendra d'un autre artiste, mais qui a deux points communs avec Tha Blue Herb : l'origine, et le label. Car oui, Shuren The Fire est également natif de Sapporo, la plus grande ville d'Hokkaido. Et il a attendu 2003 pour nous sortir sa grande oeuvre : My Words Laugh Behind The Mask. A première vue, difficile de faire plus américanisé : l'artiste rappe beaucoup en anglais, surtout sur les refrains, et ses instrus prennent leur racines directement dans le jazz. La contrebasse est l'instrument roi de ce disque qui, si l'on fait abstraction de la langue, aurait très bien pu sortir à New York. Ces influences éclatent avec merveille sur les quelques morceaux instrumentaux, d'ailleurs produits comme la majorité de l'album par Shuren The Fire himself.


Pourtant l'album vient bien du Japon, et si cette spécificité est subtile, elle n'en demeure pas moins essentielle. Car sous cette débauche de sonorités occidentales, voir africaines (ce que, j'imagine, évoque le masque de la pochette), Shuren veut pourtant rendre hommage à sa ville : Sapporo. Hommage présent dans les paroles, bien entendu, mais aussi dans les instrumentaux, dont trois portent le nom de Sapporo et d'un moment de la journée. Shuren nous propose donc, plutôt que de chanter sa ville, de nous la faire écouter, ou plutôt ressentir, via des tranches de la vie de quartier, mises en boucles et sans paroles. À l'écoute du résultat, on imagine un Sapporo vivant et nocturne, profondément marqué par l'influence américaine, urbain mais tranquille...


Je n'ai jamais été au Japon, encore moins à Hokkaido, alors je ne peux que spéculer. Peut-être après tout je me figure une image totalement fausse de cette ville, et ça a peu d'importance : Shuren ne nous propose pas une vision précise ou ethnographique de Sapporo. Il nous propose son Sapporo, celui qu'il connaît et ou il a vécu, de la façon dont il l'interprète, en nous laissant à notre tour tout le loisir d'interpréter sa carte postale. Un bien bel instantané de vie nippone, finalement, réinventé à la sauce américaine. Pour voyager entre Amérique, Asie et Afrique, le tout sans quitter son canap. Ça fera des économies...

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le 20 févr. 2018

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heudé2

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