Février 2016. Annonce : un an après sa collaboration stellaire avec la violoniste Sarah Neufeld, le monstrueux saxophoniste Colin Stetson revient avec un projet d'une ambition folle : reprendre la 3ème symphonie de Henry Gorecki avec son propre orchestre trié sur le volet. Ou plutôt la « réimaginer », selon ses propres termes. Grosse attente pour moi puisque d'une part je fais une confiance aveugle en monsieur Stetson lorsqu'il s'agit de réaliser ses ambitions (les trois derniers albums sont là pour en témoigner), d'autre part ce sera l'occasion pour le néophyte que je suis de me familiariser avec cette œuvre dont je découvre vite qu'elle est acclamée un peu partout. Et de fait, lorsqu'un mois plus tard je reçois Sorrow dans mon bel exemplaire promo rutilant je me pâme instantanément devant ce son d'une incroyable densité qui fait vibrer tout mon immeuble sur des flux et reflux de cordes d'une fluidité infinie. Enfin... ça c'était avant.


Avant que je n'enchaine avec l'originale. Avant que je me prenne une des plus grosses claques de ces derniers mois. Avant que je ne comprenne, en somme, que cet amour que je portais à Sorrow était en réalité adressé à Gorecki. Il sera difficile de poursuivre mon argumentation sans passer pour un gros puriste partouzeur de droite, mais je prends le risque car Colin est capable de bien mieux que ça. Sa démarche, comme il la décrit en interview, était strictement « additive », c'est à dire qu'il n'a rien altéré à la partition originale, se contenant d'ajouter ici et là des orchestrations supplémentaires, remplacer certaines parties de contrebasse par l'utilisation de son gargantuesque saxophone basse, ajouter des guitares, de la batterie (Greg Fox), des feedbacks et autres légers bruitages en fond. Par ce fait, il entendait « accentuer, exagérer le côté dramatique de la symhonie ».


C'est là que les problèmes commencent. La troisième symphonie avait-elle bien besoin d'être exagérée ? Elle qui ne fait que s'écouler en de lents et amples crescendos, comme une seule et même gigantesque respiration. L'essence du drame de la composition réside précisément dans cette mélancolie, rendue inexorable par ce souffle lent et majestueux qui semble pouvoir gonfler sans limite. La respiration de Stetson quant à elle n'a plus grand chose de naturel. Elle est si appuyée, si affectée qu'elle en devient poussive (du moins lorsque les ajouts made-in Colin sont les plus présents). L'ajout de batterie, le plus extrême sans doute de ses apports, rend cette respiration hachée en inventant une rythmique saccadée là où il n'y avait que limpidité, sans pour autant apporter suffisamment de nouveauté dans l'approche pour qu'on ait l'impression de gagner au change ou même d'avoir une œuvre nouvelle devant les yeux. Et c'est bien ce qui mle chagrine le plus ici : l'impression que Colin n'est pas allé jusqu'au bout de sa démarche. Qu'il n'a pas vraiment « réimaginé » la Symphonie mais s'est contenté de l'altérer en certains points pour l'alourdir, lui donner une pesanteur qui jure avec les passages laissés tels quels. L'exemple le plus frappant est l'entame du troisième mouvement, qui avec ses trémolos de guitare et sa lourde batterie rend l'original méconnaissable en le transformant en véritable intro de black metal instrumental. En comparaison avec le reste de Sorrow, cette partie de la symphonie de Stetson fait tâche, elle offre un contraste tel que le rejet est instantané chez moi. Alors qu'en y repensant finalement c'est bien une des seules parties de Sorrow qui soit... originale en fait. Qui montre enfin la personnalité de celui qui en interview confie aimer de plus en plus le black. Qui ne se contente pas d'être « additive ». J'aurais aimé, au risque de peut-être détester le résultat, que Stetson imagine cette symphonie à l'image de ce début de troisième mouvement, qu'il la transfigure entièrement. En l'état sa version comporte des ajouts trop gros pour ne pas altérer la nature de l’œuvre, mais pas assez poussés, assumés, pour qu'une œuvre originale n'en sorte, si bien que la patte Stetson se contente d'être une excroissance pesante sur la symphonie de base. Reconnaissons lui tout-de-même la bonne idée d'avoir zappé la Coda du troisième mouvement qui n'est qu'une redite excédentaire de thèmes abordés plus tôt, et d'avoir allongé le sublime second mouvement, qui dispose de quelques minutes supplémentaires pour étaler son spleen.


Alors voilà, ressort de cet essai une impression certes pas nécessairement mauvaise – après tout Sorrow s'écoute sans mal, les passages les plus fidèles à l'originale gardent une certaine puissance – mais inévitablement frustrante. Quant on connait l'oeuvre solo du saxophoniste, on ne peut que ronger notre frein alors qu'il s'égare à reprendre trop frileusement une œuvre classique, lui qui est capable avec son seul instrument de parcourir des territoires sonores qu'il est le seul à atteindre. Si Sorrow aura pu nous apprendre au moins une chose, c'est que Colin Stetson est bon lorsqu'il suit sa propre muse. On pourrait aussi voir ce disque comme une première familiarisation de l'homme avec son orchestre. Car l'orchestre est très bon ! Le son, comme dit plus haut, demeure d'une puissance assez phénoménale, et Colin confesse en interview avoir le désir de continuer à se « servir » de ce groupe, mais pour jouer ses propres compositions.


Et tout d'un coup, magie ! Me revoilà fébrile, et pleinement confiant dans le bonhomme, certain que le meilleur est encore à venir.

T. Wazoo

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