Envoûtante période Syd Barrett (sans Syd Barrett...)

La deuxième œuvre de Pink Floyd, A Saucerful of Secrets, a la particularité d'être un album de la période Syd Barrett sans Syd Barrett. Enfin, techniquement il est présent sur certains morceaux, mais son esprit est absent, comme il l'explique avec lucidité sur "Jugband Blues" : « It’s awfully considerate of you to think of me here / And I’m not obliged to you for making it clear that I’m not here ». Ce épitaphe final est la seule composition de l’album qui porte sa signature alors qu’il avait composé la quasi-totalité du premier album de Pink Floyd, The Piper at the Gates of Dawn. Ravagé par le LSD, il fait savoir à demi-mots qu’il sait que la fin de son rôle dans le groupe est proche. Les managers de Pink Floyd concluent que le groupe n’a plus aucune chance et rompent le contrat pour se concentrer sur la carrière solo de l’erratique Syd Barrett. Quelle erreur…


Il suffit pourtant de prêter une oreille attentive à A Saucerful of Secrets pour se rendre compte que, en dépit du génie de Syd Barret et aussi tragique que soit sa situation, les autres membres peuvent se débrouiller tout aussi admirablement sans lui. L’esprit de Syd a bien imprégné celui de ses camarades, de sorte que A Saucerful of Secrets est un album psychédélique dans la droite lignée de The Piper at the Gates of Dawn et de même niveau. Pink Floyd n’est pas encore totalement en roue libre vers de nouveaux horizons mais suit respectueusement les traces de celui qui en fut le leader.


Il y a sur A Saucerful of Secrets ce côté space rock qui existait déjà sur The Piper at the Gates of Dawn. Le morceau d’ouverture « Let There Be More Light » en est la puissante incarnation et s’inscrit dans la lignée de « Interstellar Overdrive », dont elle est une descendante puisque créée à partir d’une de ses lignes de basse. Il s’agit d’une véritable percée de lumière qui propulse l’auditeur à 200 km/h en faisant des clins d’œil à Dieu et aux Beatles. « Corporal Clegg » s’inscrit moins dans la catégorie un peu artificielle du « space rock » mais présente le même genre de déflagrations sonores enrobées de chœurs faussement innocents. Déjà, Roger Waters y parle de guerre (un traumatisme pour le bassiste dont le père est mort sur le champ de bataille), avec allusions et sarcasme.


Mais Pink Floyd n’a pas la seule ambition de creuser le sillon du premier album : il poursuit la grande exploration psychédélique. Nous sommes en 1968 et les Beatles viennent tout juste de sortir Sgt. Pepper et Magical Mystery Tour. De l’autre côté de l’Atlantique, le garage rock bat son plein. Pink Floyd veut continuer d’apporter sa pierre à l’édifice, comme il l’a déjà fait sur son premier album, et livre l’un des morceaux psychédéliques les plus radicaux qui aient vu le jour à cette période : « Set the Control for the Heart of the Sun ». C’est le psychédélisme au sens chamanisme, une ambiance à la Eyes Wide Shut : sortez les encens et invoquez les esprits supérieurs ! Si ce morceau aura peu d’héritage, c’est peut-être que ça n’a pas vraiment de sens de le faire deux fois…


Une autre innovation majeure que compte ce deuxième album est le titre éponyme, « A Saucerful of Secrets ». A cette époque, le rock progressif n’a pas encore (officiellement) été inventé. Ce titre quadripartite d’une durée appréciable de 12 minutes en est un prototype, annonçant les futurs « Atom Heart Mother » et « Echoes ». Certes, on n’en est pas encore à ce niveau de maîtrise et de sophistication, et l’esprit demeure plus psychédélique que progressif. Mais « A Saucerful of Secrets » est déjà un bijou de composition, dont les ambiances se succèdent avec cohérence pour fournir une véritable trame narrative qui nous fait passer des enfers les plus sombres aux paradis les plus purs. A écouter dans un lieu étrange et inconnu pour se donner des frissons.


Les deux plus beaux morceaux, cependant, sont l’œuvre de Richard Wright : non seulement "See-Saw" et "Remember a Day" font partie des meilleures contributions du claviériste à toute l’œuvre de Pink Floyd, mais c’est aussi ce que le groupe a jamais fait de mieux ne dépassant pas cinq minutes. Ce sont de sublimes perles psychédéliques qui, sous prétexte de nous ramener en enfance, invitent à des méditations sur le cours des choses qui passe et qui s’efface. Un peu The Dark Side of the Moon avant l’heure, mais dans un tout autre style, à la fois plus obscur et plus pur.


La richesse sonore de l’album est l’œuvre de l’ensemble des musiciens : Nick Mason qui a le chic d’octroyer à ses tambours une fonction presque mélodique et d’incorporer des percussions parfois inattendues, Rick Wright qui joue de toutes sortes d’instruments (piano, orgue, mellotron, vibraphone…) et domine avec cœur l’atmosphère, David Gilmour qui s’en tient encore souvent à un rôle d’accompagnement mais affirme déjà ses talents de soliste et son appétence pour les effets bizarres… Une écoute de A Saucerful of Secrets au casque permet d’en savourer toutes les subtilités en termes de mixage, comme à la fin des refrains de « See-Saw » où résonnent trois notes appuyées de guitare dont la première est à gauche, la deuxième au centre et la troisième à droite dans vos oreilles.


Nick Mason a déclaré avec le recul que A Saucerful of Secrets est son album favori de Pink Floyd et l’honore aujourd’hui en concert. Bien sûr, on peut discuter pendant des heures sur la question de savoir quel est le meilleur album d’un groupe qui a réalisé autant de chefs d’œuvre. Mais en tout cas, il est indéniable que A Sauceful of Secrets a quelque chose d’unique. Pas seulement parce que c’est le seul album où l’on entend à la fois la pédale wah-wah de David Gilmour (qui vient d’arriver) et l’accent British de Syd Barrett (qui va bientôt partir), ni même parce qu’il représente une « transition » dans leur style (on pourrait en dire autant d’une bonne moitié de leur discographie). Non, tout simplement parce c’est leur œuvre la plus mystérieuse et la plus envoûtante.


Vous qui ne l’avez peut-être pas encore écouté, car ce n’est pas celui dont on parle le plus : foncez, le second album de Pink Floyd est une merveille.

Créée

le 19 mai 2020

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