Dans un premier temps le doute.
Quand j'écoute The Caretaker, je me dis toujours que je n'écoute pas vraiment The Caretaker.
Écouter The Caretaker c'est écouter une myriade d'autres artistes bien plus anciens et tombés dans l'oubli que ce cher James Leyland Kirby déterre de nulle part.
C'est se concentrer sur des mélodies qui existaient bien avant la naissance de cet artiste. C'est s'émouvoir de compositions qui ne lui sont pas dues.
Alors il est vrai qu'au vu de la beauté des samples tirés de cet album c'est un boulot d'archéologue incroyable que de déterrer de telles pépites musicales. Mais en vient toujours la question fatidique lorsqu'une musique se base principalement sur des samples : quelle place reste-elle à la réinterprétation de ces sons ?
Quand ce sont les Daft Punk qui sortent tout un tas d'extraits différents pour faire un gros collage qui a sa propre identité comme pour Face to Face je trouve ça exceptionnel.
Quand c'est le rappeur VII qui se réapproprie un riff de Buckethead (!) pour lui donner une texture différente ça a aussi pas mal de gueule.
Ici il semble que dans ses fondations, The Caretaker nous ressort presque tels quels les morceaux qu'il s'approprie, ce qui peut questionner sur la nature du projet.
Puis les écoutes. Successives.
The Caretaker n'est pas une compilation de vieux morceaux. C'est ce à quoi il s'apparente dans un premier temps, mais à s'y pencher il se passe autre chose dans sa musique.
Il se passe une déterioration. Il se passe des craquements, des bouts qui sautent, une réverbération comme si le vinyle se jouait dans un grand musée vide.
Une musique qui passe de gauche à droite puis de droite à gauche inlassablement.
Un son qui semble développer sa propre conscience.
An Empty Bliss Beyond This World, en tant que tout, n'est pas une compilation banale.
Beaucoup de fans du disque vous décriront des sentiments différents. Parfois de la nostalgie de choses qu'ils n'ont jamais vécus, ou au contraire des souvenirs bien précis, et bien réels, qui s'étaient faits discrets depuis un certain temps.
Cette musique d'outre-tombe, elle a été perdue pendant des dizaines d'années avant de refaire surface dans ce disque, et la seule chose à laquelle personne n'échappe, c'est le temps.
Se remémorer ces musiques, se dire qu'elles ont été écrites comme des compositions banales il y a 90 ans de cela, et qui aujourd'hui sont dégradées, altérées, qui par l'âge renferment une immense mélancolie et ouvrent les portes d'un monde plus ancien dans lequel tout le monde peut se projeter à sa manière.
Dans son essence, The Caretaker c'est ça.
Dans l'absolu, à en lire toutes les interviews et les analyses d'experts, ça parle surtout d'alzheimer.
L'oubli involontaire, les maladies neuro-dégénératives, la mémoire dans une métastase, les souvenirs qui s'effacent d'eux-mêmes au fil du temps, et qui ne referont plus jamais surface.
Plus que toute autre œuvre d'art sur la question, me concernant c'est cet album qui a su le mieux en parler. Et sans un mot.
Il ne décrit pas, mais se contente de nous faire ressentir. Il n'explique pas, il ouvre une porte, apporte une clé de compréhension, nous fait vivre cette condition.
An Empty Bliss Beyond This World, c'est cette introspection douce-amère qui nous regarde droit dans les yeux et nous fait contempler ces instants enfouis depuis trop longtemps, les voir refaire surface d'un coup sans explication.
Ce sont ces mélodies distantes et difformes, entêtantes, qui tournent toujours en boucle quelque part dans notre esprit quand on ferme les yeux.
C'est cet aperçu de la beauté dans l'éphémère. Ce rappel terrible qu'un jour on oubliera aussi. Qu'on a déjà oublié. Qu'un jour tous nos secrets partiront dans notre tombe.
Il est de certaines réinterprétations une volonté de transcender en profondeur le son d'origine.
The Caretaker, lui, est devenu un sampleur de souvenirs plus qu'un sampleur de musiques. Un artisan de la mémoire. Un chef d'orchestre de l'oubli.
Et ce genre de projets, on ne les oubliera pas de si tôt.