Ça commence avec la voix du type de KMET, la radio de Santa Monica qui enregistre et diffuse ce concert de Bowie, le 20 octobre 1972. « Allez hop on va rejoindre David Bowie qui commence son concert », dit en gros le mec d’une voix de présentateur de radio assez cool qui vous le fait presque imaginer en short et chemise à fleurs dans son studio. Ce qui n’est pas le cas de Bowie sur scène : l’Anglais est blanc comme un cul, plein de fonds de teint encore plus blanc, il a les yeux maquillés et fatigués, sa célèbre crinière rouge-orangé, un pantalon en cuir moulant, une veste en cuir moulante aussi, et des boucles d’oreilles un peu comme Alice Sapritch. On peut donc imaginer la tronche sidérée de ces Américains bronzés qui voient alors Bowie se déhancher comme une petite traînée et ouvrir son concert avec Hang On To Yourself, l’un des morceaux de The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, le disque dont il assure alors la promotion en Amérique. Depuis quelques mois Bowie est littéralement devenu « Ziggy », ce personnage fictif et androgyne qu’il utilise comme une seconde peau (de lézard) et qui fait scandale un peu partout où il le trimballe. Peu après la sortie d’Hunky Dory en 1971, qui annonce peu ou proue la naissance médiatique de Ziggy, Bowie dévoile son homosexualité au Melody Maker, en janvier 1972. Il passe ensuite la majeure partie de l’année habillé en femme et demande même parfois à ce qu’on l’appelle Lady Stardust. Donc le Californien qui découvre Bowie ce 20 octobre 1972 à Santa Monica, même si on l’imagine plutôt ouvert d’esprit et pas forcément pro-Nixon (qui est alors au pouvoir), se prend un petit coup bing tiens sur le casque. Voilà pour l’ambiance, et le pire, c’est que le Californien n’a encore rien vu. Car ce qui est dingue ce soir-là à Santa Monica, c’est qu’au-delà des frusques, des cheveux oranges et de la provoc’, c’est surtout à un Bowie au sommet de son art que les veinards qui ont touché leur billet ont affaire. Devenu une véritable star en Angleterre, Bowie est prêt à faire les poches à l’Amérique, autant dire presque au monde entier. 1972, c’est aussi l’année où Bowie produit le disque qui replace Lou Reed sur la carte, Transformer. Il a débarqué sur le territoire US avec ce qui restera probablement son meilleur groupe, les Spiders from Mars. Mick Ronson (avec qui il a produit Transformer) est à la guitare, Trevor Bolder à la basse, et Mick « Woody » Woodmansey à la batterie. L’alchimie entre les quatre est totale, et la voix de Bowie, qui n’a jamais semblé aussi pure et parfaite, peut finir le travail. Dès le deuxième morceau du concert, Ziggy Stardust justement, c’est l’évidence. Bowie, qu’il soit homme, qu’il soit femme, est absolument intouchable. Il a 25 ans à peine et flotte au dessus du monde avec une élégance incroyable, jouant avec son image et ses fantasmes comme personne n’a osé le faire jusqu’ici dans l’histoire du rock. Et c’est ce souffle de liberté intense qui transpire de ce concert à Santa Monica. Il faut entendre Changes rentrer et sortir d’une sorte de piano bar clandestin, Life on Mars briller d’un éclat sombre, ou encore Space Oddity trouver un orbite inédit. Intouchable Bowie, on vous le dit. Même lorsqu’en en fin de concert il s’attaque au Velvet Underground avec une reprise de Waiting For The Man d’une rare électricité. Bowie ne reprend pas alors le Velvet. Avec son groupe, il devient tout simplement le Velvet. La version de The Jean Genie qui suit en est la preuve incontestable. C’est comme si autour de Bowie le groupe new-yorkais s’était reformé l’espace de quelques minutes pour une version jouée à la Factory de l’hommage rendu à l’auteur des Bonnes. A Santa Monica, ce soir du 20 octobre 1972, comme tout au long de l’année d’ailleurs (mais aussi de celle qui suivra, avec la sortie de Aladdin Sane en 1973 et la production de Fun House pour les Stooges), notre Bowie avec ses plumes dans les fesses écrit l’histoire du rock en direct, avec une facilité déconcertante. Il en reprend les contours pour mieux les modifier. C’est direct et c’est précis, malgré les fanfreluches. C’est ambitieux aussi. Ce rock fantasmé, que l’on appelle aujourd’hui « glam », fait la nique à tout l’héritage des années 60. Les mélodies sont plus complexes, les histoires plus tourmentées. A Santa Monica ce soir-là, en direct sur KMET, Bowie ouvre la voie à Roxy Music ou Krafwtwerk, bref en gros à tous ceux qui auront choisi d’aller un peu plus que le sempiternelle couplet/refrain, avec le même souci de postérité. Les versions des chansons qu’il livre semblent gravées dans le marbre, et on se dit que le type qui a enregistré le concert ce soir-là n’a pas du en croire ses oreilles. Longtemps ce concert a Santa Monica a fait la joie des distributeurs pirates, qui le vendaient sous le manteau. Les accros de l’internet étaient de plus en plus nombreux à l’avoir découvert. Sa réédition aujourd’hui en coffret, avec un son nickel chrome et des documents d’époque en fait un véritable must. Ecouter ce Live Santa Monica ‘72, c’est faire un bond de plus de trente ans en arrière et passer un peu de temps avec l’essence même de ce que fût Bowie : un génie visionnaire dont l’héritage n’est peut-être pas encore totalement digéré. La réédition de ce concert est une bonne occasion de se mettre à table (Inrocks)

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le 27 févr. 2022

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