Pièce après pièce, reconstituer l'énigme.
Le premier indice, en 1983, était une chanson pop qui sonnait aussi léger que le vert menthe à l'eau de la pochette : Moonlight Shadow, mystérieusement chantée par une voix féminine.
Il se susurrait sous les platanes de la cour que Mike Oldfield était une fille.
Mais les grands du collège savaient que Mike était un garçon, et que dix ans plus tôt la puissance maléfique de son carillon tubulaire avait enchanté un célèbre film d'horreur.
Ces vieux sages couvraient d'une indulgence amusée l'ignorance des morveux que nous étions et d'un mépris incompréhensible l'Album céladon dont la face B n'était, selon eux, qu'un assemblage de morceaux vulgairement commerciaux, la Villageoise™ de l'industrie musicale en somme.
Détracteurs qui n'empêchèrent pas le vieux champ de Mike de produire encore pendant de longues années.
L'étrange affaire Crises était un cold case lorsque j'y prêtai de nouveau l'oreille, dans des conditions que n'avait pu m'offrir mon tourne-disques Radiola™ en plastique orange de 1983.
Grâce à une fabuleuse banque de connaissances tenant dans la paume d'une main ou deux, j'avais appris que le style d'Oldfield avait évolué en même temps que sa timidité pathologique.
À la fin des années soixante-dix l'ombrageux compositeur s'était soudain "épanoui", métamorphosé par un séminaire de développement personnel.
S'ensuit une évolution physique (il troque son look Jésus-Christ contre un style beau gosse à la Jean-Michel Jarre) et une ouverture aux autres perceptible dans ses œuvres.
Oldfield a envie de tester plein de choses et de s'entourer. Ses albums font de la place à d'autres compositeurs, musiciens et interprètes.
L'Écossaise Maggie Reilly arrivée pour les chœurs devient le double féminin de Mike, celle dont la voix éthérée se charge de porter les tubes jusqu'à la stratosphère.
Ces derniers sont des morceaux plus courts à la coloration pop de plus en plus forte (d'où le courroux des grands sachems du collège).
Mais alors et cette face B ?
Piste 2, toujours aussi envoûtante, Moonlight Shadow a révélé quelques uns de ses secrets. Sous la douceur de la voix de Maggie et la fluidité de la mélodie se cache une sombre histoire de meurtre. Celle d'un gars qui a pris six coups de feu sous les yeux de son amie, un samedi à quatre heures du matin.
Plage suivante, l'incroyable organe de Jon Anderson (Yes) et son génie associé à celui de Mike Oldfield placent -malgré la réverb- In High Places haut dans le firmament de la pop.
Foreign Affair, chantée elle aussi par Maggie Reilly, est une balade onirique dans des airs iodés.
Taurus 3, instrumental dont le titre fait suite à Taurus 1 (QE2) et Taurus II (Five Miles Out) est une belle pièce aux accents d'arène, où Oldfield joue à peu près de tout ce qui possède des cordes.
Sixième piste : Shadow on the Wall. Charriée par une guitare saturée et la voix pierreuse de Roger Chapman (Family), la complainte hardos évoque-t-elle le mur de Berlin ou une relation sado-masochiste ?
Dernière pièce du puzzle, piste n°1, et comme pour les brouiller (les pistes), le morceau-titre occupe avec ses 20 minutes 40, ses cloches et ses airs "prog" la face A de cet album décidément réfractaire à toute étiquette.