Je suis devant mon assiette. La même, tout les mardis. Des gnocchis, poêlés dans de l'huile d'olive bon marché, recouvert de pesto industriel, en boîte. Les mardi sont une plaie pour moi. Le seul jour où je ne suis pas au travail. Il s'en ai passé des choses depuis 2022. Je n'admire plus les paysages dans le train qui me rendait à la fois si mélancolique et si joyeux, cette rosée hivernale, qui, au fur et à mesure que le jour se levait, se transformait peu à peu en un spectacle brillant et magnifique. Je ne prends plus le temps de me poser quelques instants pour observer la beauté du monde, la beauté du décors de ma vie, si bien composé et divers soit-il. Je ne prend plus le temps d'écouter de la musique, je ne prends plus le temps de la savourer, de me laisser emporter par elle, de la laisser m'envoler dans des divagations que je retranscrit sur un bout de papier, où dans les notes de mon téléphone, afin de les partager avec les quelques personnes qui daignent lire mes élucubrations sur un site internet. Tout est allé si vite. En deux ans, j'ai pris un travail, surveillant un lycée au bord du gouffre, où tout le monde se noie dans un verre d'eau, gris, morne, terne, et ce de 8h15 à 17h45, avec 20 minutes pour manger. En introspection constante, j'ai décidé de changer de voie, et de partir dans ce qui me plaît le plus, le son, et enfin, aux prix d'efforts incommensurable, et de quelques centaines d'euros pour des cours fournis par le CNED, j'y suis arrivé, à entrer dans une école pour devenir ingénieur du son. Deux années, longue, terne, morne, où, à bien y regarder, peu de choses positives se sont passé. Finis les notes, finis les élans poétiques qui me caractérisaient. Fini l'écoute de musique, et la composition, je n'en parle même pas. Fini la beauté des paysages, je n'ai plus que 7 minutes de trajet en voiture pour aller de chez moi jusqu'à mon travail. Et tout les mardi, je mange les mêmes gnocchis achetés en sachet, avec le même pesto en boite, à la même heure, en ne faisant rien sur la console. Je pourrais m'assoir et lire, je pourrais enfiler mon casque et écouter de la musique, je pourrais faire pleins d'activités, reprendre la guitare, faire des choses qui me plaisent, je pourrais... Mais rien, rien de bien productif, de lucratif, d'instructif ou de constructif. Rien que la répétition d'un même schéma, d'un minimum syndical bien réfléchi, bien calibré, pour ne faire que le stricte nécessaire. J'ai pensé retrouver une petite flamme d'émerveillement, un instant poétique suspendu dans le temps en écoutant ce groupe que je chérie tant. De nouveaux morceaux, pour ce groupe libérateur qui me transportait pendant les 40 et quelques minutes de trajets que je devais faire chaque jour pour des études qui ne me plaisaient pas. 40 minutes de conforts, matin et soir, qu'il me tardait de retrouver, de choyer, d'apprécier, de déguster. Alors, j'ai remis mon casque que je n'avais pas enfilé depuis quelques mois, et...
Je me suis senti apathique. Apathique car à la fois, tout était réglé, tout était millimétré, moi qui aime tant quand tout est bien aligné, bien calibré, voilà que je me retrouve face à ma propre contradiction. Un manque d'âme. Un manque d'émotion. La répétition en boucle d'une formule qui fonctionne, encore et encore, et encore, jusqu'à plus soif. La répétition d'un système rodé, d'une poêlée de gnocchis industriels, avec du pesto en boite. Alors, au bout de quelques morceaux à entendre systématiquement la même chose, les mêmes idées, les mêmes schémas, les mêmes patterns, j'ai coupé la musique. Ce que je n'avais jamais fait jusqu'alors. Peut être que ces deux dernières années ont fait de moi quelqu'un que je ne suis pas. Peut être me suis-je fait bouffé par la routine, les mêmes actions en boucle, le même planning imposé, semaine après semaine, aller de ce bâtiment à ce bâtiment de telle heure à telle heure, trier les mots d'absences des élèves de telle heure à telle heure, faire le gardien de prison, faire une ronde, marcher, marcher, marcher, pour rien, et alors regarder sans cesse son téléphone pour s'échapper d'un univers quasiment carcéral, où les seules interactions positives de la journée sont les aurevoirs fatigués lancés à 17h40, pendant que l'on abaisse les stores ? Ce n'est plus la rosée dans les champs que j'observe par la fenêtre du train, ce n'est que le bitume de la même rue que je prend chaque matin pour aller au travail que je vois, et ça depuis deux ans. Avec les mêmes personnes chaque jours, les mêmes actions, les mêmes repas morne et fade qu'on nous sert à la cantine. Et lorsque le monde ne suit plus, la musique aurait du être une porte de sortie. Mais voilà que je me retrouve face à cette assiette de gnocchis industriels, et de ce pesto en boite. Quelque chose de machinal, de simple, la même chose que je mange par facilité, et non plus par plaisir. Peut être aurait-il fallu avoir le courage de changer de plat à un moment donné. Peut être aurait-il fallu manger autre chose, aller voir ailleurs. Peut être aurait-il fallu faire comme je ferai l'année prochaine, changer complètement et faire un virage à 180°.