Nick Cave est un très bel artiste pour moi, il nourrit mon imaginaire et me pousse à avancer dans mes ambitions propres. Après des expériences punks avec The birthday party, une énergie qu'il va ressusciter furtivement avec le groupe Grinderman de 2006 à 2011, Nick Cave fonde Nick Cave and the bad seeds. Les talents de son compère et compatriote australien Mick Harvey, véritable touche à tout, un chaman musical, et son batteur de toujours Thomas Wydler constituent le premier noyau dur d'un groupe qui va connaître de nombreuse transformations (Cave et Wydler sont les seules membres permanents). Warren Ellis est à ce titre un collaborateur de Cave particulièrement inspiré qui va l'épauler notamment pour sublimer son récent et terrible(ment bien) Skeleton Tree. Voilà pour le factuel un peu barbant, bien qu'il y ait mille chose à dire sur une histoire du groupe et une biographie du chanteur compositeur lui même. A ce stade, le très prolifique Cave, qui reste la tête pensante et surtout la plume indécemment douée du groupe, a sorti 17 albums avec le groupe des Bad seeds. 17 albums comme 17 voyages dans un son, un univers, un crâne dans différents états. The bad seeds, c'est les eux, l'entourage nécessaire pour aller au bout de soi même. Mais Nick Cave, c'est lui, là, au cœur de ses histoires chantées. Jeune puis vieux puis à nouveau jeune, brûlant ou glacial. Nick Cave propose un rock libre de toute convention, puisant dans ses racines punks et sa culture classique pour proposer des hybrides ou se rejoignent l'émotion véritable, une ivresse de vivre et de chanter. A la croisée de la littérature et la poésie, du cinéma et de la musique classique, Cave se pose en gueuleur qui parle et pianote encore et encore pour faire taire le silence, qui dicte son propre rythme, sa propre impureté. Inattendu et pourtant rassurant comme les berceuses de l'enfance. En cela, Nick Cave n'a rien d'un "grand homme" pour moi : il inspire, s'inspire et expire, chante. Il fait, il est, ça ne pouvait pas en être autrement. Grand homme ? Aucune idée, ça ne l'intéresse peut être pas. Un homme vrai, un musicien, le plus musicien de tous, je le crois. De tout les masques, de tout les genres.
Les présentations sont faites : penchons nous sur From her to eternity, son premier album.


Dès le titre, Nick se moque. Quelques 7 ans après l'album de Giorgio Moroder, le jeune chanteur, la tête hallucinée sortie du brouhaha punk, celle qu'il arbore fièrement sur sa pochette, en parodie le titre. Il enlève le "e" de "here" : symboliquement, il soulève les habitudes, et il dédie à "her" ce choix de l'opposition. Cette femme est pour l'instant sans nom : on le verra, Nick Cave se décidera par la suite à nommer, à invoquer par des noms de légende cette figure féminine légère et incertaine. Elle, c'est la pierre de touche de l'homme, celle qui définit toute sa gravitation. Pour l'heure, jeune loup affamé, Nick sort les muscles : il s'attaque aux plus vieux pour de beaux yeux.
Avalanche, sublime balade malade du crooner Leonard Cohen dont il remplace la douceur des cordes par la lourdeur des caisses : l'avalanche est dans nos oreilles, le bruit dicte sa loi en sortant de l'ombre. Nick n'est pas vraiment Cave à cet instant. C'est un messager échappé d'un enfer, un anonyme qui transforme l'épanchement de Cohen en une malédiction. Alors qu'on imaginait une femme dans le secret d'une relation intense dans la chanson original, on se sent ici accusé par le doigt crochu d'un jeune homme tout entier avalé par sa rage de vivre. Beuglant, bafouillant, raclant, Nick ne fait rien d'autre que de tuer Avalanche de Leonard Cohen. Il est jeune et il n'existera que comme ça. En résumé, il dit et dit sec : "Attention ça va crier."
Crier. Il ne se passe rien d'autre dans Cabin Fever!. La guitare agonise avec lui, le souffle lui manque (déjà). Puis après avoir pris les mots d'un autre, Nick va devoir se plonger et assumer les siens. Plonger. C'est l'inverse : dans cette cabine, celle du Captain secoué, son tatouage au bras arborant le nom d'Anita, le visage du Christ accroché à une ancre... Ces images se brouillent et se mêlent dans la tempête. Nick n'est toujours pas Cave : comme en train de s'extirper d'un ventre bouillonnant, il parle sans le dire de son passé. Car évidemment, le nom d'Anita n'est pas anodin ; c'est celui qu'il arbore lui même sur son bras avec le motif d'une "skull'n'dagger". L'amour et la mort, en bazar, tendu sur un muscle, et Jésus là haut qui rigole bien. La musique, c'est littéralement une galère. Peut être Nick exorcise-t-il sa peur ? Sa musique appelle a être lue, comme une métaphore. Le programme de Nick c'est de secouer les organes ; évoquant beaucoup l'alcool dans la chanson et sans nul doute sa jeunesse agitée de punk, il veut forcer le rencontrer des tripes et de la tête par l'intérieur. Et c'est pour ça que ça gueule, gueule, gueule encore et sans s'arrêter, pour tout vomir et oser finalement chanter.
Le calme est revenu, pendant 1 seconde. C'est la seconde du doute, la tristesse pénètre,et soudain la percussion n'est plus chef : le bruit sourd et sec des pioches qui frappe commence le travail le plus intense pour Nick. Il l'évoquait déjà comme un gosse qui apprend à parler dans Cry à l'époque de The birthday party : "I'll fill it up with tears / I'll fill it up with tears and / Cry, cry, cry, cry [...] When ya slam that door / When that door slams / I’ll dig my-self a hole". Vous voyez, on dirait qu'il chouine ! Cave reprendra beaucoup, de nombreuses fois, ce motif de l'homme qui pleure et de l'isolement dans un trou, ou quelque soit le lieu construit de ses mains. Un peu poussif avec ses "buckets fulla sorrow", il s'autorise un peu plus de texte, un peu plus de temps, un peu plus de silence pour montrer qu'il est un peu comme les autres et qu'il vient de quelque part, va quelque part et se sent empesé sur son chemin, maudissant ses propres démons (ou plutôt son Dieu). Ici, la sueur perle sur Nick, on l'imagine sans mal dans un désert rocailleux. Ce n'est pas la sueur nerveuse des débuts de l'album, c'est le résultat d'un travail acharné. Nick est caverneux à plus d'un égard sur The well of misery, il oublie un temps son corps et se connecte à une vérité des émotions. Il organise sa vie comme une histoire. C'est sûrement une des plus grandes qualités de Cave ; c'est un narrateur.
Nick n'est pas dans la surenchère : entourant bien son oeuvre comme son propre petit parc ou chasser les notes, il boucle le tout en 8 chansons. 8 cris qui ne viennent pas du cœur, des doigts, du cerveau. From her to eternity est essentiellement un échauffement des lèvres, des yeux, du visage. Un bain ou plonger sa tête et en ressortir avec la gueule de bois, puis faire cramer le bois. Et cette "her" du titre, ou est-elle ? Qui est ce "Black Paul" qui clôt l'album avec sa "box", son cercueil ? C'est un panthéon en devenir que promet Nick, mais aussi l'enterrement de son enfance. Black Paul et Birthday Party ont bel et bien les mêmes initiales après tout... Drôle de dernière chanson ou l'on découvre aussi la puissance du piano de Cave : des notes appuyées avec une lassitude, quelque chose d'aérien et un sens de la mélodie étrange et inachevé qui servira plus tard ses morceaux les plus entêtants et sublimes comme Song of Joy ou Up jumped the devil.
Je propose une analyse plutôt basée sur une interprétation : je ne parle pas et ne parlerai pas de technique de la musique parce que j'y connais rien, mais surtout je me penche peu sur mon propre ressenti. A dire vrai, je m'attendais à me découvrir des visions étranges inspirées par ces 8 morceaux. Blablater sur mes idoles et ce que je considère être un bout de moi, un peu comme Nick, c'est ne pas s'excuser d'être vivant. C'est partager, à coup de marteau s'il le faut, la brûlure intérieure de la passion. Peut être faudra-t-il du temps, de l'expérience pour s'abandonner un peu plus, pour Nick comme pour moi, moins de littérarité et d'exactitude. Une passion à ce moment transitoire de sa carrière, une fin et un début, très portée sur une transe personnelle. Nick Cave est aussi un grand amoureux sensible en devenir, un proto cow boy. Et ça, il a l'eternity pour le découvrir.

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le 3 juin 2020

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