"Le premier née est mort", qu'il dit. Noire, trop noire, la pente descendante vers les abysses de l'âme. Tout décaper, même les couleurs volées sur la pochette sans nom, c'est le programme du second album de Nick Cave and the bad seeds. L'orage gronde, la pluie tambourine, on dirait que c'est elle qui agite la corde. "A big black cloud comes". La sensation qui prime, des premiers mots à la dernière seconde de l'album, c'est l'assèchement du cœur, l'effacement du personnage. La singularité de Cave, c'est de recommencer en boucle ouverte à chaque nouvel opus. Voyez plutôt : 8 chanson, dont la première sonne comme une sortie du néant, puis au cours de l'album une balade plaintive, un morceau défouloir punk, un poème entêtant... Nick Cave and the bas seeds, c'est une apparition, voire une révélation. The firstborn is dead, c'est une tentative de précipiter les ambitions du groupe par le biais d'un lyrisme sec et acide, qui donne soif et froid. Il y a de l'humour en noir et blanc, de l'épanchement monochrome, une frénésie délavée dans The firstborn is dead. Tout ça n'est pas vain : au cœur des ténèbres, un poème, un frisson de vie, une rencontre avec le visage de la tristesse. Le roi des spirales en son château.
Voyez Say goodbye to the little girl tree ; groovy, dandy, dégueulasse aussi puisqu'il parle de l'hymen brisé d'une "little girl" par métaphore jardinière... Et puis c'est bien violent, ça sous entend du sexe par strangulation et que le responsable se sent abandonné, "betray", "the very minute I leave". Cave est un salasse, pas si dangereux ou pervers, simplement un mec nul dans un monde, un vrai monde cette fois. Il n'y a toujours pas de décor mais cette fois il y a de la place pour deux dans ses histoires. Les choses, les trucs, les habitudes, le couple : soumis à la fragilité de la pulsion, moins abstraits qu'éthérés, dilués dans leur essence, c'est à dire sans visage mais toute pleine de l'idée de visage. C'est à dire qu'il fait noir, tout noir et que le visage s'en détache parce qu'il est blanc, mais il n'est que ça ; pas du noir.
C'est cette sensation assez difficile à délimiter qui enserre cet album : celui d'un relief, d'une forme musicale aiguë, pure, qui se détache du cosmos. Des sonorités courtes et pointues, comme des étoiles au loin.
La musique dans The firstborn is dead, c'est la tentation de raconter son histoire. "You know that I must say goodbye." Non Nick, tu "must" pas, mais maintenant que tu as commencé, il faut aller au bout ça c'est sûr. Faire une chanson, c'est être un peu sexy quelque part, c'est recevoir l'amour qu'on ne peut pas donner, c'est tricher, d'autant qu'on est séduisant en disant des choses terribles. Chez Nick Cave, la conscience ne se prend pas, elle laisse apparaître son ombre cornue à la lumière des pêchés. Alors quand il est temps de dire quelque chose, Cave est pris entre l'adulte viril qui veut rassurer la "little girl" et l'enfant qui veut réparer ses bêtises, réparer les "candy bones ", les "brittle bones" (fragile). Et ça le reprend, comme une mauvaise habitude : "down, down, down ! down down down ! down down down ! down down down !". Le caprice prend le dessus. Il must say goodbye, il must die, pulsion de mort puérile. Tant pis, je suis le messie, c'est dans ta gueule. Un messie incolore. "In the name of pain"
Dans Train long suffering, au rythme de ses postillons erratiques, paniqué, il remplit le silence comme un sac à faire craquer. La mécanique de l'album est celle d'un délaissement. Le chant vient après nos erreurs, et Nick expérimente maintenant, après avoir été abandonné par sa compagne traîtresse, les joies de la déprime. C'est un drôle de morceau. Un morceau. Des morceaux, des grumeaux dans un concentré de désir d'autodestruction piqué directement dans les veines. La course du train de la douleur, qui bat dans les veines et fait claquer ses wagons dans le labyrinthe du corps. Corps parcouru de spasmes froids, la mâchoire claque sèchement et la gorge râpe au contact d'un oxygène glaçant qui dessèche l'intérieur. L'image d'un isolé qui noie son chagrin contrit dans une fête de tout les instants. C'est assez minable, assez. Nick Cave a un trop gros crâne pour ne pas le savoir, sa solitude y résonne et renvoie quelques formules bien trop poisseuses : "Who's the engine driver ? [...] His name is Memory ! [...] Destination : Misery !". Le désespoir de Cave est dégingandé comme un écho qui a absorbé le blues misérable de tout les garçons. Trop, Nick ne le sait que trop. Il va continuer à glisser vers le bas pour arracher cette racine, cette obsession qui se dédouble en obsession d'obsession : "Des pensées en écho déferlent en lui. Mais même à ces échos, il ne peut faire face. S'il a froid, il pense aussitôt qu'il pense avoir froid, puis il se voit penser qu'il pense qu'il a froid ; à peine s'est-il émerveiller de se voir penser toute cette série qu'aussitôt il se voit s'en émerveiller, puis assiste au spectacle de se voir s'émerveiller de voir qu'il pense qu'il se". Henri Michaux disait ceci dans La nuit remue, et ça s'applique bien, cette idée de spectacle infini, à la plongée vers le rien qu'est Train long suffering.
C'est peut être un des cœurs de l'album, mais c'est difficile à dire dans le noir, c'est peut être le foie malade d'indigestion ou un cerveau sans corps qui s'agite encore. Black crow king est un récit grinçant comme le portail d'un cimetière, il invoque le nom d'un chef indien présent à la bataille de Little big horn (merci Wikipédiatre) et s’infiltre d'une acuité chamanique, comme une symphonie qui rassemble le vrac du monde pour l'organiser en mélodie. L'orage, les marteaux, les ombres et les "blackbirds". Cave finit sa chute dans l'eau qui croupit dans le fond du well of misery, arrivé à destination par train, maintenant il peut apprendre à nager. Chercher, encore et encore, à ramener : ramener à la vie par la nostalgie les souvenirs douloureux, ramener l'homme à un état de bête. Ramener vers la matière musicale le nombre infini d'émotions qui parsèment le monde.
The firstborn is dead est comme un recherche de l'origine de couleurs. L'album exprime l'amertume de la disparition et une sorte de plongée métaphysique en soi pour comprendre, comprendre comment et pourquoi et qui et pour la faire revenir aussi, mais ce concret de la femme, du désir est comme écrasé par une angoisse d'être et de chanter qui essouffle, essouffle et finalement ne mène nulle part, sinon à plus, plus d'envie et de musique et plus d'envie de musique et de musique sur l'envie, l'envie, le battement de la musique, l'envie musique de la vie, en vie.
C'est une bourdonnement cérébrale qui se déploie dans la sécheresse de guitares tendues et ce chant au souffle court. On ressent une idée, une idée de descente à la source pour mieux surmonter. Même dans un morceau ou Nick "wowowwo" sa tristesse comme Knockin' on Joe, cela évoque une forme de remise en question, comme si un grand pouvoir impliquait une leçon de vie que vous connaissez déjà. Un triturement des mélodies qui n'avait peut être pas envie d'être en réaction à From her to eternity et finalement, l'est complètement : les chouineries punks de Cave fusent de temps à autre, comme un enfant qu'on laisse crier pour s'épuiser avant qu'il dorme. Nick semble chercher à s'écrire, il veut être Plus musique et pour cela essore ses ambitions expérimentales en les infusant dans 8 morceaux siamois de ceux du premier album, des reflets déformés dont les liens ténus montrent d'autant mieux les voies impénétrables du Dieu musique, le vide ou se produit les réincarnations. Pour Nick Cave, ne pas pouvoir échapper à son destin n'est pas une fatalité : conscient d'être prisonnier de ses ambitions, ses tics, ses pulsions, ses désirs, il saisit l'occasion d’expérimenter à l'infini ses propres renaissances. Et ainsi, peut être, progresser. Le premier née et mort. Encore. Constamment. Heureusement.

JeVendsDuSavon
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le 5 juin 2020

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