Il y a presque deux ans (à l'heure de la rédaction de cette critique) paraissait Prelude to ecstasy, le premier album studio du groupe The Last Dinner Party. C'était en février 2024, et l'air de rien, j'ai tout de même parcouru un bon bout de chemin avec ce groupe dans les oreilles, puisque j'avais découvert l'album très peu après sa sortie. Il faut dire que ça en impose, rien qu'à voir son titre, et le nom du groupe. D'emblée l'on sait que l'expérience sera hors du commun. Et elle le fut en effet, si bien qu'un an et demi après, quand ce deuxième album fut annoncé, et voyant d'ailleurs que l'audace était toujours présente dans le titre (From the pyre, ça claque n'empêche), je l'attendais en tant que "fan" du groupe.


J'écoute de la musique depuis pas mal d'années maintenant, mais c'est The Last Dinner Party qui m'a fait prendre conscience d'à quel point il est difficile de dire ce qui fait qu'une œuvre nous touche. On peut certes en effleurer une explication, en parlant de procédés, de motifs, de thèmes, d'instruments etc... au final, ce qui se passe au moment de la réception par soi de l'œuvre qui est un tout sensible, ne pouvant s'exprimer en ces termes techniques, échappe complètement au dicible. Le problème, c'est qu'une œuvre d'art est un ensemble indéfinissable, car elle peut se définir seulement par elle-même. On ne peut pas dire qu'une chanson est la somme des sons produits pour la confectionner. Factuellement, c'est véridique, mais cette somme de sons crée quelque chose qui est autre qu'elle-même. Il y a cette citation de Nietzsche que je trouve intéressante : "En admettant que l'on évalue la valeur d'une musique d'après ce qu'elle est capable de compter, de calculer, de mettre en formules - combien absurde serait une telle évaluation, "scientifique", de la musique ! Qu'y aurait-on saisi, compris, reconnu ? Rien, littéralement rien, de ce qui chez elle est de la musique !". Il écrit ça dans Le Gai savoir, dans un extrait où il critique le scientisme, à savoir, grossièrement, le fait d'appréhender le monde seulement sous l'angle d'une interprétation scientifique des faits. Ainsi, il montre les limites de cette posture lorsque l'on se met à parler d'art : on pourrait disserter pendant des heures des vibrations, des battements par minute, que l'on passerait quoi qu'il en soit à côté de ce qui fait musique. L'œuvre d'art a un caractère presque transcendant ; elle ne se limite pas à sa seule existence dans le monde concret. Mais ne peut-on pas prolonger la réflexion ? Au final, n'est-ce pas l'expérience même de la vie qui est indescriptible ? Nos émotions peuvent-elles être réduites à ces enveloppes que sont les mots ? Ces derniers nous donnent l'illusion de pouvoir désigner notre réalité, mais peut-être manifestent-ils en réalité notre incapacité à nous en saisir…


À force d'écouter From the pyre, ce deuxième album tant attendu, je me suis dit qu'il pouvait peut-être apporter quelques pistes de réponses, parce qu'après tout, n'est-ce pas de cela qu'il parle ? De notre petitesse, de notre impuissance face à un monde insaisissable qui nous dépasse ?


Le titre d'ouverture, Agnus Dei, donne d'emblée le ton. Agnus Dei, "l'agneau de Dieu", représente dans le christianisme Jésus Christ lavant le monde de ses pêchés par sa mort et sa résurrection. Dans ce morceau éponyme, cela semble être la musique qui a ce caractère divin. C'est ici cette dernière qui est à l'honneur :

"the vision came / Lee Hazlewood you were singing / As you descended from the clouds"
(La vision vint / Du Lee Hazlewood tu chantais / En descendant depuis les nuages)

La vision se fait à travers la référence à une figure de proue de la musique pop/rock des années 1960. La musique est donc la révélation : "here comes the apocalypse" (Là vient l'apocalypse), à savoir que l'apocalypse signifie littéralement d'après ses racines grecques le "dévoilement". Et cette révélation plaît tout de suite : "And I can't get enough of it" (Et je ne peux pas avoir assez de cela), on l'emmènera même dans la tombe ("You're my burial ground") (Tu es mon cimetière), on en tombe amoureux ("I'm in love with the sound / You make into the microphone") (Je suis amoureux.se du son / Que tu produis dans le microphone). Ainsi, la musique est associée à un amour passionnel qui a cette beauté de l'amour mais aussi ce revers de la mort, du tourment. Il y a en fait prosternation ; peut-on être à la hauteur de ce rock ("Am I enough to make you stay ?") (Suis-je assez pour que tu restes ?) ? Ce genre de mise en abyme et de brisement du quatrième mur, étant donné que l'on peut tout à fait considérer l'auditeur en train d'écouter ce morceau-là dans cette description, est enthousiasment d'autant que c'est assez rare en musique, tout comme ce genre de comparaisons divines dans le rock. Et c'est porté également par une instru FANTASTIQUE. Il y a une telle profusion : TOUT l'orchestre rock est employé, avec en plus quelques apparitions de violons. Dès les premières notes, la guitare électrique s'impose lourdement et nous captive. Tout le long, c'est cette épaisseur de l'instru qui caractérise ce son, porté en plus par la superbe voix d'Abigail Morris dont la polyvalence du timbre et la justesse technique ne manqueront pas d'enchanter tout l'album. Ainsi, cet Agnus Dei se présente comme un manifeste de la direction que prend l'album, tout dans une ostentation rock. On ne peut pas parler de notre expérience humaine par la simplicité, il faut que cela se fasse dans un déploiement des plus baroques.


L'album poursuit cette tonalité purement rock à la sauce 1970s sur les trois sons suivants. Count the ways est un peu plus mélancolique et laisse plus de place aux violons. Son refrain est magnifique :

"I count the ways / That I love you everyday / Like I count the days / Since I could recall your face / Oh the days don't get easier / The gaps just get bigger / Until I can almost bear thinking of you"
(Je compte les raisons / Pour lesquelles je t'aime chaque jour / Comme je compte les jours / Depuis que j'ai pu me souvenir de ton visage / Oh les jours ne deviennent pas plus faciles / Les fossés ne font que s'agrandir / Jusqu'à ce que je puisse presque supporter le fait de penser à toi)

Second best met en lumière la maîtrise de Georgia Davies à la basse (d'une précision rarement vue : chaque note touche juste pour que ce soit un plaisir pour les oreilles), dans un morceau quelque peu montagnes russes, alternant rythme lent et rythme effréné. Cette séquence "rock 70s" se conclut en une ballade, This is the killer speaking, d'une énergie contagieuse. C'est selon moi la meilleure piste de From the pyre. La performance vocale dans celle-ci est la plus impressionnante d'Abigail Morris : la vibration de son timbre, la force de sa voix, l'intensité de son interprétation… juste wow. Le refrain est un bijou d'instrumentation, avec cette communion entre le piano et la batterie qui fait un effet dantesque. Tout est PARFAIT dans ce This is the killer speaking. C'est le premier single, que le groupe avait dévoilé pendant l'été, et avec ça je savais déjà que l'album prendrait la bonne direction. Ce qui ressort d'intéressant dans cette série de quatre morceaux, c'est que contrairement à ce qui avait été fait pour Prelude to ecstasy, The Last Dinner Party n'a pas cherché dès le début à imposer une originalité voire une étrangeté complète (on rappelle que Prelude to ecstasy, ça passe de l'inspiration classique à du rock avec une touche synthétique puis à de la pop très indé, en seulement trois titres), mais reprend à son compte des formules familières qui ont déjà fait leur preuves (il est difficile de ne pas voir l'influence de Queen notamment), donc affirme sa singularité dans cette forme balisée. Le groupe entre dans des cases, mais pour mieux faire voir sa spécificité.


Il reste un morceau de la face A et celui-ci est assez inclassable. Rifle parle de la guerre : c'est un exercice assez casse-gueule, qui peut donner lieu à la plus belle poésie qui soit autant qu'à quelque chose qui sonne creux. Mais The Last Dinner party le mène à bien. Les paroles touchent juste grâce à une alternance cohérente entre des passages allégoriques, poétiques, des passages abrupts, et d'autres mélancoliques. Ainsi, cela commence dans une mélodie lente et étrange, qui accélère au moment où l'on se rend compte du sang qui a coulé, avec cette répétition du mot "rouge" :

"Palms and fingerprints / Are stained all red / Red, red, red / Red, red, red"
(Les paumes et les empreintes digitales / Sont tâchées tout en rouge / Rouge, rouge, rouge / Rouge, rouge, rouge)

Mais le morceau va devenir très étonnant, spécifiquement à deux titres. D'abord, le refrain est quasiment du métal. L'instru s'alourdit, les back vocals crient, et les paroles deviennent beaucoup plus directes :

"Crush to dust / All you love / Does it feel good / Spilling blood ?"
(Réduire en poussière / Tout ce que tu aimes / Est-ce agréable / De répandre du sang ?)

C'est presque caricatural, en mode "bouh les méchants dirigeants qui nous envoient à la guerre", mais ça fonctionne très bien de cette manière, il y a un côté cri du cœur qui fait sens. Deuxième chose étonnante : le pont qui suit le deuxième refrain est chanté en FRANÇAIS (YOUHOU COCORICO BAGUETTE). Ce pont donne la touche mélancolique au morceau et est d'une rare beauté, notamment la deuxième moitié :

"Je m'enfuis entre les nuages / Mais le ciel n'a rien à me dire / Les étoiles détournent leur visage / L'aube rampe à travers la nuit / C'est toi mon fils, tu es la fin"

Puis que dire du drop qui fait repartir le refrain à tout allure juste après… Sans être ma préférée de l'album, Rifle est véritablement une prouesse musicale d'après moi, et témoigne du génie musical de The Last Dinner Party. Mélanger autant de styles et rythmes différents, mélanger même les langues, en une seule chanson qui en plus parle d'un thème difficile à traiter, ça avait tout pour rater, pour être incohérent, mais avec ce qu'en fait The Last Dinner Party, cela devient un titre très fort. Cela démontre l'usage intelligent que font les membres du groupe de leur vaste culture musicale. Pour ma part, je ne peux qu'adhérer à ce genre d'entreprise.


Un aspect que j'aime chez The Last Dinner Party est la place donnée à la voix. Les backs vocals forment véritablement un instrument à part entière avec ce groupe. C'est visible dans Second Best mais aussi dans le final Inferno, et tout particulièrement dans Woman is a tree. À la trempe quelque peu médiévale, ce son laisse les voix faire mélodie, les instruments eux-mêmes étant presque relégués à un rôle subalterne. Cela fait la singularité de ce morceau qui peut quelque peu dérouter mais qui reste une piste solide de l'album. I hold your anger laisse entendre la voix de la claviériste Aurora Nishevci, prenant la place d'Abigail Morris en tant qu'interprète principale. Et si sa voix impressionne peut-être moins, son talent d'interprétation est immense. Il y a un mélange de fragilité et de force tout à la fois dans sa voix, qui donne une puissante émotion à la chanson. Celle-ci parle de l'amour sacrificiel d'une mère, et les derniers vers du morceau chantés par Nishevci me prennent profondément à chaque fois grâce à cette justesse interprétative :

"Nobody asked me to / It's not what I was made to do / But believe me, I still care"
(Personne ne me l'a demandé / Ce n'est pas ce pour quoi je suis fait.e / Mais crois-moi, je m'en soucie toujours)

Le morceau qui suit, Sail away, est une ballade au piano, agréable mais que je n'ai pas trouvée très intéressante musicalement.


Ensuite, l'album entame sa dernière ligne droite, constituée de deux morceaux absolument magnifiques. D'abord, The Scythe fonctionne un peu comme un memento mori, c'est-à-dire une œuvre qui rappelle notre finitude. Les paroles sont d'entrée particulièrement explicites :

"It'll take you too / Take a long time / Limbs'll disconnect / Like the phone lines"
(Cela te prendra quand même / Te prendra pour un long moment / Tes membres se déconnecteront / Comme les lignes téléphoniques)

Le morceau va crescendo dans l'intensité, comme si l'on était emporté vers la mort, et termine à la toute fin sur un refrain chanté bien plus doucement, comme l'acceptation de la mort menant à la paix intérieure. Le point de vue pris d'un couple rend la chose vraiment touchante. L'un fait l'expérience du deuil, mais sait au moins que dans l'autre vie, il retrouvera sa moitié ;

"Don't cry, lie here forever / Let life run its course / I'll be there in the next one / Next time you know I'll call"
(Ne pleure pas, repose ici pour toujours / Laisse la vie suivre son cours / Je serais là dans la prochaine / La prochaine fois tu sais que j'appellerais)

Franchement, n'est-ce pas magnifique ? J'ai mis du temps à saisir le potentiel de ce morceau et à l'aimer, mais maintenant je dois reconnaître que c'est un des titres les plus forts du groupe. La flûte au début, la performance vocale, la partie instrumentale sur la fin, sont autant d'éléments supplémentaires qui renforcent cette impression. L'album se conclut sur un titre à l'intensité bien plus douce, Inferno. Lui aussi me touche beaucoup, bien qu'il ne soit pas émouvant dans la forme. Mais il est sublime de simplicité. On est vraiment bercé par cette mélodie au piano et par les voix, celle d'Abigail Morris ainsi que celles du chœur. Les paroles montrent l'individu dans sa grandeur ("I'm Jesus Christ", "I'm Joan of Arc") et sa petitesse ("I'm nothing but a shell") (Je ne suis rien qu'une coquille). Toute l'ostentation qui a caractérisé l'album doit se terminer en un final simple, doux, en somme humble. Il a une vocation cathartique : après cette profusion des cris instrumentaux et vocaux, l'heure de la purification des passions et de la paix intérieure doit sonner, mais comme dans la tragédie grecque, c'est par la mort (l'enfer) qu'elle sonne. Ainsi, l'on en revient à notre médiocre condition de vivant, face à un monde et une altérité bien plus grands que nous (d'où la mention de grandes figures historiques et religieuses). On ne peut pas même poser des mots sur nous-mêmes, et l'on est obligé de le reconnaître en un acte d'humilité ("But I've never known myself / But then, I've never claimed to know") (Mais je ne me suis jamais connu moi-même / Mais je n'ai jamais affirmé le connaître), bien que l'on aimerait fermer les yeux sur cette condition ("And I hope I never know / I'm nothing but a shell / Nothing but dust / In an inferno") (Et j'espère ne jamais savoir / Que je ne suis rien qu'une coquille / Rien que de la poussière / Dans un enfer). Inferno, c'est l'illusion de la maitrise sur notre vie qui s'évapore ; en réalité, on ne sait pas même qui l'on est, on ne contrôle rien, on est voué à l'enfer.


Ainsi, From the pyre apporte une réponse au caractère indescriptible de notre expérience. Ne pouvant la désigner par des termes convenus ni techniques, il faut passer par l'art lui-même. Les thèmes abordés dans l'album sont simples à comprendre dans l'idée, mais difficiles à saisir, à traiter. La réponse apportée par The Last Dinner Party est dans l'ostentation déséquilibrée : érigeons une simple histoire de peine amoureuse en mythe démesuré et nous aurons This is the killer speaking. Il y a une distance sarcastique, c'est tellement gros dans la profusion instrumentale que cette démesure s'assume. Mais derrière cela, il y a cette sensibilité artistique à la fois pleine d'orgueil (dans son ostentation) et d'humilité (on n'utilise cette ostentation que pour décrire la beauté du monde et la puissance des émotions).


En somme, From the pyre est plus qu'une confirmation pour The Last Dinner Party. Chaque membre a la place de s'affirmer, donnant lieu à une richesse musicale sans égale. Un virage est pris, sans tout à fait renier ce qui a marché dans le premier album. Bien que je préfère ce dernier, car il avait ce goût de l'étrange nouveauté, une cohésion entre les morceaux très adroite (ce qui fait parfois défaut dans ce second volet) et une influence baroque encore plus poussée, je dois reconnaître que ce deuxième album m'a surpris, en plus que bien. Le groupe a vraiment pris en maturité musicalement, et ça fait plaisir à entendre. Cela se ressent notamment dans l'arrangement qui a gagné en précision. En bref, on sent le chemin parcouru par le groupe depuis son premier travail. Ainsi, From the pyre est une merveille, et par lui, The Last Dinner Party s'avance un peu plus vers la cour des grands.

Ellay
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le 1 nov. 2025

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