En rangeant la maison de mes parents, je suis tombé sur mes premiers magazines de rock que je pensais jetés depuis belle lurette. Au milieu du tas, j’ai remis la main sur le plus ancien de la collection : un numéro de Best de juillet 1981. On est alors quelques semaines après l’élection de Mitterrand en mai 81, la gauche vient de passer, on parle de changement, de liberté, de radios libres, de mots qui se délient. Et en feuilletant ce vieux Best, je tombe sur une chronique de Heaven Up Here d’Echo & The Bunnymen, signée d’un certain Francis Dordor. Là, je suis resté littéralement scotché. Pas seulement par ce qu’il dit du disque mais par le ton : incroyablement libre, agressif et d’une vulgarité qu’aucun magazine rock “sérieux” n’oserait plus publier aujourd’hui. On sent un air du temps où tout semblait permis jusque dans la presse rock.
D’entrée, Francis balance :
« Les Anglais sont ainsi, on peut rien y faire, dès qu'on a le dos tourné ils se prennent tous pour Merlin l'Enchanteur, rejoignent les orées de la nécromancie et jurent avoir palpé la pierre philosophale. Souvenez-vous Pink Floyd, Syd Barrett, Yes, Genesis, ces chapitres éphémères en lumière et si laborieux à épuiser leurs chieries pompeuses à travers les herses de nos stéréos. Eh bien, c'est la même épidémie qui nous guette avec Echo and the Bunnymen. Du scrofuleux, du cancéreux, du tétanique, de l'hépathique, du trophonévrotique, la même gerbe ! Et bien sûr, ça va marcher, plus c'est morbide, plus les gens s'en pourlèchent l'anus mélancolique. »
En 2025, tu écris ça, tu déclenches un combo rédac-chef / service juridique / bad buzz en trois minutes. En juillet 81, au moment où la France célèbre l’alternance politique et où tout le monde rêve de “changer la vie”, la presse rock, elle, se permet tranquillement de traiter la musique de “gerbe” et le public de lécheur “d’anus mélancolique”. Libération de la parole qu’ils disaient : là, elle est vraiment libérée.
Et le plus fou, c’est que sous cette couche de bile XXL, ce qu’il raconte de Heaven Up Here n’est pas absurde du tout. Echo & The Bunnymen, à ce moment-là, c’est exactement ce mélange de pose morbide et de vraie intensité sonore : guitares en lames de rasoir, basse rampante, batterie martiale et Ian McCulloch qui chante comme s’il récitait des malédictions sous une pluie éternelle. La musique est sombre, dramatique, un peu grandiloquente mais c’est précisément cette grandiloquence mélancolique qui fait la force du disque. Dordor choisit de la décrire avec un vocabulaire médical : “cancéreux”, “trophonevrotique”, “même gerbe”, là où un critique d’aujourd’hui parlerait d’“atmosphères crépusculaires” et de “tension quasi mystique”.
Plus loin, pour illustrer à quel point le morbide fait vendre, il sort Joy Division du chapeau :
« Regardez Joy Division, l'une des plus grosses ventes en Angleterre, et ce n'est pas parce que Ian Curtis est mort que l'hydre a cessé de vivre, bien au contraire, elle se rafistole, la salope, elle prolifère. »
Là, on atteint un sommet de liberté de ton. En 2025, Joy Division, c’est un sanctuaire : on parle de “mythe Curtis”, de “traumatisme générationnel”, de “pierre angulaire du post-punk”. En juillet 81, au milieu d’un pays qui vient d’élire Mitterrand et qui se rêve plus libre, Francis Dordor peut encore écrire tranquillou qu’après la mort de Curtis, l’“hydre” Joy Division “se rafistole, la salope, elle prolifère”. C’est brutal, mais ça dit quelque chose de très juste : plus le rock flirte avec la mort, la dépression, le noir intégral plus il fascine le public.
Relire cette chronique aujourd’hui, avec Heaven Up Here dans les oreilles, c’est mesurer un double décalage : politique et culturel. D’un côté, la France de 81 qui s’ouvre à gauche, qui promet davantage de libertés, de radios libres, de cultures alternatives ; de l’autre, une presse rock qui profite de cet espace pour pousser le curseur très loin : insultes, vulgarité, mauvaise foi assumée mais une vraie implication. Là où un papier actuel parlerait de “production sombre”, de “basse en avant”, d’“atmosphère claustrophobique” et “d’héritage indélébile sur la scène indie”, Dordor balance des maladies, des gerbes, des anus mélancoliques. Tu peux trouver ça de mauvais goût mais tu ne l’oublies pas. Et quelque part, cette outrance colle parfaitement à la musique d’Echo & The Bunnymen : un rock tendu, excessif qui dramatise absolument tout.
Au fond, cette vieille chronique exhumée d’un carton de déménagement raconte trois histoires en même temps : celle d’un album important qui a solidifié cette esthétique post-punk sombre et flamboyante ; celle d’un moment politique où la France bascule à gauche et où l’on croit encore que les mots peuvent tout bousculer et celle d’un journalisme rock qui n’avait pas peur d’être injuste, vulgaire, violent mais viscéral. Aujourd’hui, plus personne ne pourrait écrire une critique aussi vulgaire dans un magazine même de rock : trop risqué, trop insultant, trop “borderline” pour l’époque. Mais c’est justement cette liberté excessive post mai 81 qui donne à cette chronique son impact. Et qui, paradoxalement, donne encore plus envie de réécouter Heaven Up Here : si un disque pousse un critique à sortir tout ce vocabulaire malade pour essayer de le contenir, c’est sans doute qu’il a déjà gagné.