Disintegration
8.1
Disintegration

Album de The Cure (1989)

Volume 3 : Savoir couler avec grâce

Après avoir transformé sa tombe en piste de danse (Volume 1 - The Head on the Door) puis en cirque sous acide (Volume 2 - Kiss Me Kiss Me Kiss Me), Robert Smith, trente balais au compteur, décide en 1989 qu’il est temps de redevenir sérieux. Fini les confettis, fini les flamencos imaginaires : cette fois, il veut pleurer pour de vrai, pas un petit chagrin romantique. L’album Disintegration est une cathédrale de spleen où chaque note pèse une larme. C’est une noyade organisée. Robert le Trentenaire, panique à l’idée de vieillir, et fait ce qu’il sait faire de mieux : transformer sa crise existentielle en chef-d’œuvre.

Le malheur, chez Bob, c’est une affaire de style. Et ici, il est d’une élégance absolue.

Plainsong met trois bonnes minutes à simplement exister. Des cloches résonnent, le vent souffle, des synthés gonflent comme des nuages et Robert semble se préparer à entrer dans la pièce… mais il hésite, parce qu’il sait qu’une fois qu’il aura ouvert la bouche, le ciel va s’effondrer. Et il a foutrement raison Bob. Quand il finit enfin par chanter “I think it’s dark and it looks like rain”, on a envie de lui répondre : "Bob, bien sûr que c’est sombre, tu es l’incarnation de la météo dépressive". Mais ce serait malpoli, alors on se tait et on le laisse nous ensevelir sous ses claviers célestes. Plainsong, c’est une ouverture d’album qui ne s’ouvre pas, un rideau de pluie qui refuse de se lever. On y sent tout : la peur du temps, la beauté de la lassitude et ce moment étrange où la mélancolie devient confortable. Robert y chante comme un fantôme bien élevé un peu fatigué de hanter son propre groupe. Chaque note semble tomber du plafond avec la lenteur d’une goutte de pluie consciente de son destin. C’est un couloir de brouillard parfait pour entrer dans la cathédrale Disintegration dont on sait déjà qu’on ne ressortira pas indemne. Mais on s’en fiche parce que c’est sublime de sombrer aussi lentement. Bob décide de commencer son album par l’attente de sa propre disparition et il le fait avec une élégance rare. Avec lui, on arrive à se demander si le bonheur n’est pas, finalement, un malentendu collectif.

Dès les premières notes de Pictures of you, tu sens que Robert a plongé dans ses archives émotionnelles. Il a ouvert un tiroir et trouvé une boîte pleine de photos d’une ex. Mauvaise idée, au lieu de le refermer, il s’est enfermé dedans avec une guitare. Pendant sept minutes, il revisite chaque souvenir comme un archéologue de la douleur. C’est long mais la douleur chez Bob, il faut la laisser mijoter. Le résultat est sublime, c’est du Proust avec du vernis noir. Parce que Bob, il sait y faire : il t’enroule la tristesse dans un ruban de guitare, il te la polit à coups de basse nostalgique et il te la sert tiède avec une rondelle de désespoir. Quand il lâche “I’ve been looking so long at these pictures of you…”, tu sens que notre pauvre Bob a passé plus de temps à fixer la photo qu’à vivre avec la fille en question. En vrai, Bobby, c’est un poète maudit coincé dans le corps d’un porc-épic dépressif. Et là, il te sort la plus belle chanson de rupture jamais enregistrée par quelqu’un qui n’a pas encore fini de pleurer.

Puis vient, Closedown, Robert est là, assis au fond du studio d’enregistrement, silhouette fatiguée, en train de vérifier si son cœur bat encore ou si c’est juste le bruit du synthé. C’est la crise de la trentaine version goth. Bob s’ennuie, compte les jours, se regarde vieillir dans un miroir sale. Il chante qu’il est “vieux à l’intérieur”. Chaque note soupire, chaque accord pèse trois kilos de lassitude. On n’est pas dans le drame flamboyant, on est dans le quotidien du désespoir, version deluxe.

Avec Lovesong, Robert nous offre la plus belle déclaration d’amour jamais écrite par un mec qui a peur de sourire trop fort. C’est la seule fois de sa vie où il s’est approché du bonheur mais, rassurez-vous, il a gardé ses distances. Lovesong, c’est le miracle de la simplicité. Robert écrit une chanson d’amour sincère, presque normale. “Whenever I’m alone with you, you make me feel like I am home again.” C’est doux, pur, universel. Mais, faut être honnête : quand Bobby écrit une chanson d’amour, ce n’est pas pour emballer. Ce n’est pas le genre à sortir la guitare sur la plage pour faire fondre les filles. Non, lui, il t’écrit Lovesong un soir de spleen, avec la conviction qu’aimer c’est une forme raffinée d’auto-destruction.

Last dance commence comme un frisson. Les claviers font du givre, la basse bâille, la batterie marche à pas de velours. Bob entre dans la pièce du souvenir, enlève ses gants et regarde l’amour passé comme on regarde un vieux pull qu’on a trop porté. “I remember you the way you used to be…” Pas besoin d’en faire des tonnes, tu as déjà tout le film. Elle, quelque part dans le passé, avec sa voix et son odeur. Lui, planté là, un peu con, à se demander comment le temps a pu passer aussi vite sans prévenir. Ce n’est pas triste, c’est pire : c’est lucide. On sent qu’il a compris que l’amour ne meurt pas, il s’évapore, comme un parfum qu’on reconnaît encore des années après. C’est plein de dignité, de délicatesse, de ce charme maladroit des émotions qu’on n’ose plus nommer. Last Dance, c’est un souvenir qui s’excuse d’être encore là.

Lullaby c’est le moment où Robert troque son chagrin contre un cauchemar. Le plus grand morceau d’angoisse sensuelle jamais écrit par un type qui ressemble à un chat noir trempé dans la laque. Une berceuse pour adultes insomniaques où une araignée géante vient dévorer notre Bob dans son sommeil.

Tout rampe, tout chuchote, tout respire la peur douce. C’est Kafka remixé par un conteur gothique.

Et lui, paralysé, murmure : “The Spider Man is having me for dinner tonight.” Rien que ça.

Pas un mot de trop. Une phrase et tu sais que le dîner va mal se passer. On sent l’araignée approcher, c’est peut-être l’amour, c’est peut-être la folie ou juste la dépression qui a trouvé un nouveau costume. Et Bob, lui, se laisse faire, presque consentant, comme s’il savait qu’on n’échappe jamais vraiment à ses propres monstres. Un cauchemar qui te donne envie de bouger les épaules. Qui d’autre que l’ami Bob peut te faire danser sur une phobie ? Lullaby, c’est le plus beau cauchemar jamais enregistré. Une chanson qui murmure : “T’inquiète pas, ça va mal finir, mais ce sera sublime.”

On sort dans la nuit avec Fascination Street. Basse poisseuse, guitares en spirale, fièvre urbaine. Robert descend en ville, maquillé comme un prophète fatigué. Bob ce n’est pas un fêtard, c’est un explorateur de la décadence, un ethnologue du désespoir. Il déambule dans une ruelle trempée, le regard vissé sur le néon d’un bar qu’il visitera sans jamais y parler à personne. C’est charnel, hypnotique, irrésistible. Le Cure le plus sensuel, le plus décadent, celui qui te file des fourmis dans les jambes pendant qu’il te parle d’agonie. Fascination Street, c’est la rencontre entre le désespoir et le rythme.

Prayers for Rain est une noyade lente. Ce n’est pas une chanson, c’est un bulletin météo pour âmes en détresse, six minutes trente de bruine émotionnelle sans éclaircie annoncée.

Robert s’y balade comme un moine trempé. Il ne prie pas pour que le soleil revienne, il prie pour que la pluie reste. Parce que la pluie, ce n’est pas ce qui le rend triste : c’est ce qui le comprend.

Et juste après, The Same Deep Water as You nous entraîne encore plus bas. Onze minutes d’extase triste. Un amour si profond qu’il devient océan. Robert ne chante plus, il se dissout. On ne peut pas écouter ce morceau sans se sentir aspiré par le courant. C’est la tempête et la paix dans la même respiration. Bob ne lutte pas, il coule avec la tendresse d’un type qui sait que la surface, de toute façon, n’a jamais rien de bon à lui offrir. C’est la plus belle noyade du rock.

Tu as beau t’y attendre, le morceau Disintegration te prend toujours par surprise. Ça démarre tranquille, presque trop calmement, comme un type qui dit : “Non, non, tkt, je gère.” Et trente secondes plus tard, tout explose. Les guitares déferlent, la batterie galope, la basse creuse le sol, ce n’est pas un morceau, c’est une déferlante d’émotions retenues depuis dix ans.

Robert a arrêté de chuchoter. Là, il crie avec méthode. Le gars s’effondre mais en suivant le plan.

Ce n’est pas du désespoir adolescent, c’est du burn-out existentiel.

Bob a trop aimé, trop ressenti, trop gardé et maintenant tout sort, lentement, violemment, magnifiquement. La chanson, c’est un cataclysme maîtrisé. Les guitares sont des vagues, les synthés des vents, et la batterie, c’est le cœur du volcan. Le groupe joue comme s’il exorcisait quelque chose et Bob, lui, est au centre du feu, en train de fondre avec élégance. Disintegration, ce n’est pas une chanson, c’est le cri d’un homme qui finit de se décomposer en beauté.

Homesick, c’est un vide qui parle. Bob a tout donné dans Disintegration, et maintenant il reste là, à bout de souffle, à moitié lucide. Il fait semblant de rentrer chez lui mais ne retrouve plus l’adresse. Le temps s’étire, les phrases semblent hésiter, comme si chaque note demandait l’autorisation d’exister. On entend le souffle entre les mots, la belle fatigue d’un type qui a trop aimé la tristesse pour la quitter d’un coup. C’est un adieu qui n’ose pas se formuler. Homesick est le moment où l’on comprend que même la douleur a le mal du pays.

Et puis, presque sans prévenir, Untitled arrive comme un dernier souffle. Le rideau tombe, les lumières s’éteignent, et Robert reste seul au milieu du décor, avec son cœur en vrac et un sourire qui hésite entre “je m’en fous” et “je recommencerai demain”. Plus de pluie, plus de cris, juste la lassitude d’un cœur vidé. Bob contemple les décombres, s’assoit dans le silence et murmure : “I think I’ve reached the end.” Mais il y a, dans ce soupir, un léger éclat d’apaisement. Comme s’il avait enfin trouvé la paix qu’il cherchait au fond du gouffre : une paix un peu gothique, à sa façon : mascara trempé et cœur apaisé.


Disintegration, c’est l’instant où Robert, cheveux en tempête et cœur en miettes après dix ans à hurler dans la brume, trouve enfin la phrase parfaite pour décrire sa condition humaine : “J’ai mal, mais c’est magnifique.”

Chaque chanson y flotte comme une bulle de chagrin suspendue au-dessus du vide.

C’est le moment où la tristesse devient pop, la pop devient prière et Robert devient légende sans jamais s’être coiffé. Sublime naufragé capillaire, il regarde le ciel s’effondrer et chuchote : “Je t’aime… mais c’est la fin.” Et dans cette phrase, dans cette chute si douce, il nous apprend une dernière chose : l’objectif n’est pas d’éviter la noyade mais de savoir couler avec grâce.

Disintegration, c’est le moment où The Cure a arrêté de jouer aux clowns tristes pour devenir carrément les dieux de la mélancolie. C’est dense, c’est sombre, c’est sublime. Et surtout, c’est le meilleur album de The Cure, celui où le groupe atteint l’équilibre parfait entre le chagrin et la grandeur. Tout ce qu’ils avaient tenté avant n’était qu’un échauffement avant ce grand ballet du désespoir parfaitement orchestré.

Après Disintegration, The Cure aurait pu tout arrêter : quand on atteint le sommet du désespoir, il n’y a plus qu’à admirer la vue.


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