Identité en crescendo
7.6
Identité en crescendo

Album de Rocé (2006)

"Faut résister et, dans notre malheur, changer d'art ou changer de spectateurs."


Rocé signe ici un album d’une lucidité rare, sur l’identité comme piège, comme marchandise, comme champ de ruines psychiques et politiques. Identité en crescendo est un disque qui refuse les assignations raciales, communautaires, culturelles, esthétiques. C’est un examen des contradictions, un retrait volontaire des lignes de front trop bien balisées.


Loin du rap revendicatif à slogans, Rocé travaille la dissonance. Il déploie une critique matérialiste de la mémoire, de la culture, de l'art, de la foule et même de la subjectivité. Il n’y a pas ici de peuple héroïque ni de communauté rassurante : le "nous" est incertain, brisé, trahi. Les foules sont silencieuses, les amis deviennent des concurrents, et la mémoire officielle est une fable bourgeoise.


Rocé déconstruit l'intégration comme mécanisme d'humiliation, la représentation comme forme d'aliénation, la culture comme prolongement de l’idéologie d'État. Les "fouliens" errent sans pensée ; les artistes sont tièdes et complices ; les "ethnophileux" consomment les marges comme des t-shirts Che Guevara made in sweatshop. Même les militants sont suspectés de recyclage affectif. Tout devient produit, image, fétiche. Rocé théorise sans le dire ce que Debord analyse frontalement : la société du spectacle n'est pas un décor, c'est la réalité sociale médiatisée par l'image, où "la marchandise se contemple elle-même dans un monde qu’elle a créé". Son refus de la récupération culturelle est cependant parcouru de contradictions, car sa critique elle-même est monétisée, publiée, distribuée. Rocé n’est pas en dehors du marché et croire que l'on peut saboter de l'intérieur reste une forme de naïveté stratégique. Mais cette tension, il ne la nie pas, il l'expose, il l'habite.


Il critique cette France qui, de droite comme de gauche, aime les figures minoritaires tant qu'elles ne contestent pas le cadre. Celle qui, comme le dit Fanon, "parle de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre". Mais Rocé ne cherche pas à abolir la France, et c’est là une de ses limites. Il la veut transformée, arrachée à sa propre mythologie, "déboulonnée" plutôt que détruite. Il ne pense pas la décolonisation comme une rupture radicale, mais comme un sabotage depuis l’intérieur, ce qui peut sembler naïf à qui lit Fanon. Là où Fanon évoque une "décolonisation de l’être" comme un renversement total, Rocé croit encore à la possibilité d’une réappropriation partielle, d'une parole insoumise dans un espace donné, quitte à ne pas voir que cet espace est précisément ce qui nie cette parole.


Fanon écrivait que "la folie est l'un des moyens qu'a l'homme de perdre sa liberté". Il s'agit pour lui de montrer que la violence coloniale détruit les conditions mêmes de la subjectivité libre, en fracturant l'identité, en isolant l'individu dans un monde absurde et oppressif. La folie est un symptôme de l'aliénation, non une échappée, même si elle peut être comprise comme un cri étouffé d'humanité dans un monde déshumanisé. Dans cette optique, "Aux nomades de l'intérieur" de Rocé n’est pas une glorification de la folie comme transgression, mais une reconnaissance de sa douleur, de sa solitude, de sa dimension politique. Il n'y a pas de romantisation, mais un constat : on ne revient pas indemne de la tempête intérieure que produit l'ordre social.


Rocé, au sein de cet album, ne prêche pas la révolution. Il ne la joue pas. Il refuse les rôles. Ce n'est ni un porte-parole, ni un griot, ni un prophète. Il ne cherche pas la popularité mais veut qu'on entende, peut-être trop tard, ce que personne n'entend vraiment.

WuMing9
8
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le 24 mai 2025

Critique lue 9 fois

WuMing9

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10

Critique de Identité en crescendo par mastamind

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