La Solitude
8.1
La Solitude

Album de Léo Ferré (1971)

"Je ne suis pas de chez vous"

Avant-propos 

Se lancer dans Ferré, c’est l’assurance de ne jamais en revenir. Pour reprendre les paroles sages d’un ami, « Léo Ferré, c’est la Vérité ». La majuscule est bien à sa place, et je pense que le temps est enfin venu de parler à Léo. Ces mots seront aussi un hommage à un ami perdu, qui avait appris à aimer cet homme, car malgré tout ce n’est qu’un homme. Il est bien vain d’avoir des idoles. Ce texte lui est dédié, où qu'il puisse être à présent. 


La Solitude n’est même pas mon œuvre préférée du grand Léo, elle ne sera que prétexte à aborder ce travail majeur de bûcheron de la poésie. C’est par elle que tout a commencé, et il me semblait dès lors logique, pour rendre hommage au poète, de débuter par là. N’attendez pas de ces mots qu’ils vous invitent à aller écouter le disque, ils vous y obligent. Sans Ferré, « il n’y a plus rien », surtout dans les noirceurs et les temps de tristesse. Ce sera prétentieux, et peut être vain (sans doute). A cœur vaillant, rien d’impossible.

Bonne lecture, l’auteur.  


Aux ailes maxilase, autres gorges qui grattent, pour une raison ou pour une autre. Je veux écrire sur toi Ferré, mais jamais je n’y parviens. Ton verbiage est définitivement meilleur que le mien, et j’ai la tenace impression de ne pas te rendre justice. Et pourtant, dans le noir, c’est toujours toi qui émerges. Tes mots, ta verve et ta musique, ton son, le son Ferré que j’aime tellement. Un son qui bat les pavés du Paris crasseux de l’après-guerre, ou qui respire la Toscane libérée, le vin artisanal et les jarres d’huile d’olive, les Celtiques que tu fumais si bien. Mais, « à tant vouloir connaître on ne connaît plus rien », le style est en somme un cul. Je ne l’oublierai pas Léo.  


Ferré, cette soirée, nuit d’automne déjà noire dans le froid gris et humide, d’un travail harassant tandis que tout le monde d’amuse et rit en bas. Que faire ? Que découvrir ? Ton chien.  Tu n’es pas dépressif Léo, mais tu fais déprimer. Ton amour est sans but, malgré les flots, les animaux et les tournées en DS. Ta Madeleine, je l’ai déjà poétisée dans d’autres grattages, que je joindrai à ces mots : 

Et la mort

A tes portes,

Et ta joue

A ma porte,

Tu attends sur le quai. 

Speakerine hurlante,

La météo d’hier,

Vieux saxophones

Loin de la stéréo

Et des bouteilles chères,

Cadeau d’Aragon. 

Boulevard Pershing, si loin.

La pluie tombe sur le macadam

De la nuit et des jours

Où je t’attends,

L’heure où tu ne viens pas. 

Les restaurants d’en bas,

Ces violons à la noix,

« On s’aimera »,

Pour la poésie

Et pour les cons.

« Où es-tu,

Ma Madeleine ? » 

Trente-neuf printemps, quarante hivers,

Visage vaporisé à l’eau d’Évian,

Ton mari ne te touche plus,

Au boulevard Pershing,

Parti avec le piano, 

Seule avec ta stéréo. 

Madeleine …

Madeleine, tu sors et tu vois,

Madeleine, tu aimes au printemps,

Madeleine, l’amour sur le pas des portes,

Dans les masures, sous les toits

De l’été à Paris. 

Son succès ne vient pas,

On végète boulevard Pershing, 

On boit, on pleure,

C’est pompeux et l’on se re-sert,

Se resserrant dans le lit froid

Où chacun dort de son pauvre côté,

Symétrie axiale du malentendu. 

Relisant ton Rimbaud,

Tu regardes le piano

Qui bientôt ne sera plus là,

Loin de Pershing, en Toscane. 

Madeleine, on t’attend je crois.

Madeleine, pourquoi

T’escrimes-tu ?

Trompée pour la poésie,

Trompée pour du vent. 

Night and day, Madeleine, 

Et n’oublie pas la mort,

Et Elsa,

Et les autres, 

Un doublage malheureux,

Des catalogues qui prennent la poussière.  

Tu attends le train qui n’arrive jamais,

Une assiette déjà lavée,

Ta maison, déjà vidée

Et lasse de l’abandon tu sautes. 

Il ne reviendra plus,

Tu te retournes,

Et son odeur

De menthe anisée 

Et te voilà ailleurs, 

A Perdrigal.

P.C.

Pour M.F. 

01/03/2024 



Que je connais sa solitude, que j’ai pu la vivre in extenso, mais comme  je peux te comprendre Léo. L’homme qui se détache et elle qui s’accroche, sorte de folie moralement acceptée. Dans des fantaisies animalières, dans les tourments des bras de Pépée tu t’es laissé aller. A Perdrigal avec Baba, Arthur, Zaza et les autres… que vaut tout cela Léo ? Pourquoi cette débauche ? Tu cherches à te noyer dans les fourrures et le silence entendu, dans un château qui s’écroule sur lui-même. A quoi penses-tu dans ce trou, où est l’amour ? Où évacues-tu cette pression ? Dans ton anarchisme prétendu ? Sois honnête Ferré, libertarien peut être, jamais anar : tu aimes trop les voitures et ta tranquillité. Léo squatteur, Léo casseur, Ferré arrêté ?  


Non, Ferré démasqué, tel Dylan abandonnant son verbiage politique pour l’Art qui reste, Léo abandonne l’Anarchie et retrouve l’Amour (volumes un et deux). Ce n’est pas viable la politique, ça vieillit trop vite, quel non-sens quand tu veux créer l’intemporel ? Le jeune Léo sur les remparts de Monaco ne se rêvait-il pas en Beethoven ? Je le crois bien. Perrin l’a si bien dit, la remontée fleuve de l’enfant Ferré. Un père présent absent, impératif, une mère discrète mais aimante, touché par les mains sales des bigots hommes de Dieu au pensionnat, cherchant le succès musical dans le Paris de l’après-guerre, le circuit des cabarets. Toute une vie de remontées, de malheurs et de bonheurs, comme toutes les existences finalement. Les montagnes russes en battements par seconde. 


Oh Léo, tu es pop. Tu fus pop pour être exact, et cette volonté de compréhension des teenagers futurs boomers, déjà vieux, t’a mené au pop. Pop art, pop music, sérigraphies de Rimbaud, polaroïds de Verlaine et interviews de Baudelaire. Toi Léo, la poésie pour les foules, le succès populaire bien que de ton propre aveu « tu ne dises jamais rien ». Je n’y crois pas, dans ce désespoir en shbam, pop, blop et whiz se cache ta propre déprime. Tu as abandonné un zoo pour un autre, humain et armé de guitares. Un essai qui ne se prolongera pas, trahi par ceux ayant déclaré te suivre à l’été 68, criant « C’est Extra », le nouveau « Ca Ira » de la génération rebelle de vos vieux idéaux. Qu’importe, pourquoi Rimbaud s’est-il échappé en Abyssinie ?  


Ton essai, tu l’intitules La Solitude. Laquelle ? La tienne ?  Celle de Madeleine ? De Pépée, seule au paradis des monkeys ? De Marie-Christine, qui fidèlement te suit ? Léo Ferré, rédacteur pop et manifeste caché, tapageur assourdi. Tu aimes Pink Floyd et les Moody Blues (tu l’as déjà dit), et ton Zoo te balance une sauce similaire, classico prog aux cheveux longs, un hippy perdu dans Metropolis, la province au milieu des buildings, ici on fume dans les voitures et dans les trains, et cette fumée âcre parfume les chevelures et les intérieurs, le canapé sera bon à jeter quand on s’en débarassera. Tu adaptes ta verve au verbe pop, ton gauchisme convenu et ton venin. Créer l’éternel avec des instruments jetables, Beethoven avec de l’électricité et des mots. 


Ferré, tu n’es pas un Judas. Ceux qui l’ont crié ont des œillères plus grandes que leur cause. Car dans la vie ne compte que l’Art. Il dépasse tout, et surtout nous. Tu es un parnassien Léo Ferré, bienvenue chez toi, quel plaisir de te voir ici.  


Tu es « prêt à nous procurer les moules ». 

Mais, la Solitude. 


On naît seul, on meurt seul, on est seuls, vivant la vie de solitaire, même en étant tellement entourés. L’air que tu respires, la nourriture que tu ingères, la merde que tu expurges, l’eau qui caresse délicatement ta peau sous la douche, les baisers donnés à la femme que tu aimes. Les sensations sont affaire d’individualité, et par extension les sentiments se vivent seuls. Qui d’autre peut comprendre ? Ressent-on le même amour que son voisin ? Que sa propre femme ? Je ne crois pas au corpus de sensations partagées, et je reprendrai les mots d’un être cher « quand j’ai mal, j’ai plus mal que les autres ».  


L’aspect enfantin ne dément rien : c’est la réalité. Qui peut prouver que la douleur est partagée équitablement ? D’autres passeront outre les tristesses de la vie, continuant leur chemin : que je les admire. Je fais partie de ceux devant parfois s’arrêter et contempler un peu. Vivre à fond, car jeune et con ne peut pas dispenser d’une certaine sagesse, d’une certaine réflexion. Les voitures les plus rapides ont également besoin d’un plein d’essence, les auteurs ont besoin de lire et d’écrire des bêtises, les musiciens de jouer cette énième reprise de « Hallelujah », les amantes torturées d’accepter les ruptures, et la liste est longue. La jeunesse peut parfois se permettre d’être vieille, tandis que la vieillesse peut également se montrer moderne. Tu étais moderne toi Léo.  


L’exemple le plus prégnant de cette solitude est le deuil, où quitté toujours contre ton gré tu te retrouves seul, à partager des moments déjà vécus avec toi-même et l’absent. Tu ressens par procuration, tu revis des instantanés, tu ris ou tu pleures, tout dépend. 


Mais tu es là, l’air entre toujours dans tes poumons, tandis que l’autre n’est plus là. Tu dois continuer ton sentier, et vivre avec. Le chemin est tellement long, mais il paraît que la récompense en veut la peine.  Tu y repenseras parfois, et le temps fera son affaire, jusqu’à ton heure à toi. Voilà la Solitude, cette Solitude face à laquelle il est impossible de réagir.  Y pensais-tu, Léo ? Ou est-ce toujours « un sujet morbide » pour reprendre Caussimon ?

Nous ne sommes jamais préparés à la mort, et surtout pas à celle des autres. La mort est égoïste, elle arrive et ne pense qu’à elle, prenant sous son aile un être complet, pour le faire devenir froid et puant, du terreau pour les vers de terre. Et pourtant la vie continue, malgré l’injuste structure. Des gens naissent chaque seconde, d’autres meurent, ainsi va et se perpétue le flot.  


Toi-même tu es mort, Léo Ferré, et pourtant je continue de t’écrire car j’ai bon espoir que tu me liras. Un moment, un de ces jours. On en discutera, et nous fumerons des Celtiques en Toscane, chemises en lin ouvertes sur torses fournis. J’ai hâte que tu m’éclaires, que l’on puisse d’asseoir au piano, que l’on puisse vivre tout simplement. Vivre pour ceux qui ne sont plus là.  


A plus Léo, et merci.  


La Solitude, full album 

lyons_pride_
10
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le 20 mai 2024

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