Les Mots bleus
7.8
Les Mots bleus

Album de Christophe (1974)

"Une histoire d'amour sans paroles

N'a plus besoin du protocole."



Quand on me parle des "Mots Bleus" me revient toujours à l'esprit la même image, la même ambiance, aussi étrange soit-elle, c'est la mienne. C'est l'été, je vois une écurie, le soir et le soleil tombant, une odeur de poussière, de paille et de sable dans l'air. Une longue travée, des boxs de chaque côté, les chevaux sont calmes, fatigués après une longue journée de reprise sous la chaleur. Au milieu de tout ça danse un couple de ma connaissance , un slow maladroit mais sincère et passionné, rieur. Et je jalouse affreusement, sur l'air langoureux. Et aujourd'hui même, Christophe est l'un des seuls à pouvoir me faire pleurer (si ce n'est le seul), me raccrochant toujours à cet instantané d'une époque lointaine, à cette flagrance d'un été à la campagne.


Ce titre fut pendant longtemps le seul que j'ai connu du Beau Bizarre, et après toutes ces années, les frissons qu'il me provoque sont toujours aussi puissants. J'ose espérer qu'ils ne s'arrêteront jamais. Alors oui, aujourd'hui on va parler de l'album éponyme, sorti en 1974 chez Motors, le label de Francis Dreyfus.


Pour rappel, Daniel Bevilacqua, plus connu sous le nom de Christophe, est cavalier, pilote automobile, mais d'abord chanteur issu de la vague yéyé, ayant une forte attirance pour le blues, et proposant des chansons poignantes, à mi-chemin entre un Brel et un Dutronc. La fin des sixties est marqué par plusieurs hits, dont le surconnu "Aline" ou encore les fameuses "Marionnettes". Mais notre ami cherche rapidement à s'extirper de cette image de chanteur à minette, one-hit wonder vite oublié. Celui qui inventa les succès d'été se réinvente peu à peu, en participant à différents projets, comme la bande originale de La Route de Salina, film oublié de Georges Lautner, dans l'esthétique du More de Barbet Schroeder, et en rapprochant le plus sa musique de ses idéaux, anglo-saxons et américains, Lou Reed et les Beatles en premier lieu.


Les Mots Bleus font partie du "diptyque Jarre", avec Les Paradis Perdus, sortis l'année d'avant. Ils ont en commun (logiquement) d'avoir été élaboré avec le concours de Jean-Michel Jarre, pas encore bidouilleur électronique synthé vroum vroum, ici écrivain poétique. C'est lui qui s'occupe des lyrics, qui ne sont pas (et ne seront jamais) le fort du Bevilacqua. Lui préfère se concentrer sur la musique, marquée sur cet opus, comme sur le précédent, d'une empreinte progressive très prononcée. En réalité, c'est extrêmement simple, les deux albums sont purement indissociables, élaborés avec les mêmes musiciens, dans les mêmes studios (les célèbres studios Ferber), en somme toute dans la même ambiance.


Christophe, "dans sa veste de soie rose", se réinvente en dandy italo-pop moustachu, avec un art du tempo lent déjà plus à démontrer. Il s'entoure des meilleurs, de la bande des studios Ferber, dont le fameux Patrick Tison à la guitare, certainement le meilleur guitariste français, Didier Batard à la basse ou encore Roger "Bunny" Rizzitelli à la batterie. Le Beau Bizarre est aux claviers et aux synthétiseurs, occupant une place de plus en plus importante dans sa musique.


C'est un pur écrin de classiques de son répertoire, citons d'abord la chanson-titre, déjà évoquée, slow hypnotisant et magnifique, certainement la plus belle chanson française jamais gravée sur disque, avec son orgue synthétique, ses guitares traitées, ses choeurs désincarnés et son air rital immédiatement imputable au travail de Christophe.


Citons aussi "Señorita", reflet d'une autre des grandes passions du chanteur, le cinéma. Il y égrène les références à l'âge d'or du septième art américain, naturellement. Vivian Leigh, Marlon Brando, Un Tramway Nommé Désir ... Tellement kitsch mais formidable, un titre à l'arrangement remarquable.


Mais le disque commence par un classique de son set live, "Le Dernier Des Bevilacqua", ode à une Italie rêvée, quasi-vécue, à la Le Dernier Des Mohicans, le natif de Juvisy à la biographie romancée, se rêve revenant chez lui après moultes aventures, "dans les faubourgs de Rome, où à quinze ans il faut être un homme".. Grandiose, et magnifiée par un solo rageux de Tison. Divisée en deux parties, la première instrumentale (on ressent l'influence du Pink Floyd de "One Of These Days") et la seconde plus classique, rythmée par une basse chaloupée et un piano très elton johnnesque.


En parlant d'Elton, son influence sur "C'est La Question" est indubitable, notamment via son travail sur Honky Château dans les mêmes années. Chanson assez bluesy, au riff gras, elle révèle le groupe sous une autre forme, sans doute une des favorites du Beau Bizarre, passionné de blues.


Il vire presque new wave avant l'heure sur "Le Petit Gars", qui crie son amour dans une ville amorphe. Guitare phasée, nappes de synthé et batterie électronique primitive seront au rendez-vous, de même qu'une partie de claviers presque digne de Mike Garson... C'est un exercice de style presque kraftwerkien en réalité. Christophe frise aussi de côté de Queen avec sa "Petite Mélodie", "née en La Mi Ré Si". Presque opératique, ce piano pressé entraîne l'auditeur dans un tourbillon de guitare. Peut être a-t-il enfin retrouvé les accords du fameux "rock sophistiqué" évoqué dans "Les Paradis Perdus", qui sait ? C'est néanmoins le point faible de l'album, en compagnie de "Drôle De Vie", assez quelconque et geignard et de l'instrumental "Souvenirs", ouvrant à l'époque son set live.


Sous cette pochette kitschissime, Les Mots Bleus fait partie des albums cultes de son auteur, aux côtés entre autres du Beau Bizarre, des Paradis Perdus et de Bevilacqua, son fascinant projet trip-hop de 1996. Christophe touche les sommets de la beauté ici, et apporte une profondeur et une portée rarement vues dans la chanson française, tout en étant accessoirement couronné roi indétrônable du slow, recette qu'il reproduira pour d'autres exercices réussis, "La Dolce Vita" (1977), "Daisy" (1976) et autre "Chiqué Chiqué" (1988).


C'est un recueil essentiel, brillamment défendu en live, tournée illustrée par Olympia, double album de 1975. Un envol définitif.


Les Mots Bleus, ou "ceux qui rendent les gens heureux",

Véridique.



Les Mots Bleus, full album



"Le Dernier Des Bevilacqua"



"Senorita"



"Les Mots Bleus"



"Le Petit Gars"

lyons_pride_
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le 15 mars 2023

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lyons_pride_

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